Intense et éprouvant, un huis-clos en mer d’une portée universelle.

Le deuxième roman de Kobayashi Takiji qui mourut torturé par la police en 1933 à l’âge de vingt-neuf ans, fut censuré dès sa parution en 1929, avant d’être redécouvert et de devenir à la fin des années 2000 un best-seller au Japon, porté par une nouvelle génération japonaise subissant à son tour une crise économique d’une grande violence.


Ce récit radical et cru, servi par une langue imagée et superbe, décrit l’univers clos d’un bateau-usine, symbole du système capitaliste, sur lequel 300 pêcheurs sont embarqués pour aller pêcher le crabe près de la péninsule du Kamtchatka. Ils vont se battre à bord contre le froid polaire et la tempête, et surtout contre l’oppression de patrons représentés par un intendant barbare, infiniment plus cruel que les flots déchaînés.


«Dans la mer d’Okhotsk, la couleur des eaux se changea brusquement en gris. Le froid piquant transperçait les vêtements des ouvriers, dont les lèvres étaient violettes. Plus l’air devenait froid, plus soufflait en bourrasque une neige fine, sèche comme du sel. Les hommes au travail sur le pont devaient se recroqueviller à plat ventre pour éviter les attaques des flocons qui venaient se planter dans les mains et les visages comme autant de minuscules éclats de verre. Les vagues qui léchaient le pont se figeaient aussitôt en une couche glissante. Les hommes tendaient des cordages d’un pont à l’autre et devaient s’y suspendre comme des langes pour travailler. L’intendant vitupérait en brandissant un gourdin à saumon.»


S’il forme un récit de mer impressionnant, la tempête dans laquelle ce navire-épave menace de se rompre à chaque vague et le froid cruel ne sont rien en comparaison des mauvais traitements que subissent les pêcheurs et les marins corvéables à merci, déshumanisés par l’exploitation, parfois «battus à mort, avec plus de mépris que les poux qu’on écrase». Dans cet enfer sur mer, cette main d’œuvre est volontairement recrutée d’origines très diverses, afin d’éviter toute action collective : paysans trop pauvres ou pionniers expropriés, travailleurs itinérants employés pour construire des routes ou des voies de chemin de fer dans les régions reculées d’Hokkaidō, étudiants ou enfants embarqués car leurs familles ne peuvent plus les nourrir.


«L’intendant estimait savoir mieux que ses hommes jusqu’à quelles extrémités on peut forcer le corps humain. – Une fois le travail terminé ils s’écroulaient sur leurs couchettes raides comme des pieux, laissant machinalement échapper un râle.
L’un des étudiants se souvint d’une représentation des enfers qu’il avait vue étant enfant dans un pavillon mal éclairé d’un temple bouddhique où sa grand-mère l’avait emmené. Avec ses yeux d’enfant, il avait cru voir des sortes de pythons rampants dans les marécages. C’était un tableau tout à fait similaire qu’il avait maintenant sous les yeux. – La fatigue du surmenage les empêchait paradoxalement de dormir. Au beau milieu de la nuit la pénombre du « merdier » était pleine de bruits. Il y avait des grincements de dents lugubres, stridents comme des coups de lame sur du verre, des gars qui parlaient en dormant, des cris soudains provoqués par les cauchemars.»


Récit militant qui appelle à la révolte et dit la nécessité d’une action collective, «Le bateau-usine», lecture indispensable, continue d’avoir une portée universelle au-delà de sa beauté brute et du choc de sa lecture.
Emblématique d’une forme de soumission aux intérêts économiques au détriment des intérêts humains, avec le capitaine soumis au bon vouloir de l’intendant qui refuse, au nom de l’efficacité économique, que le bateau se déroute pour porter secours à un chalutier en perdition, «Le bateau-usine» dénonce aussi la colonisation avec les excès du « développement » et de l’exploitation des travailleurs et paysans d’Hokkaido par le pouvoir central, et dénonce enfin la collusion d’intérêts entre les pouvoirs économique et militaire, au travers de l’alliance entre l’intendant et un navire de guerre japonais, sur fond de conflit russo-japonais.


«Toute la nuit, ils étaient persécutés par des poux, des puces, des punaises qui sortaient d’on ne sait où. Ils avaient beau inlassablement repousser leurs assauts, c’était sans fin. Debout dans les couchettes sombres et humides, ils voyaient aussitôt rappliquer des dizaines de puces qui leur grimpaient sur les jambes. C’était à se demander si leur propre corps n’était pas en train de pourrir, au bout du compte. Ca faisait une drôle d’impression quand même, d’être en quelque sorte devenu un cadavre en décomposition, rongé par la vermine.»


Retrouvez cette note de lecture, et toutes celles de Charybde 2 et 7 sur leur blog ici :
https://charybde2.wordpress.com/2015/06/16/note-de-lecture-le-bateau-usine-kobayashi-takiji/

MarianneL
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le 16 juin 2015

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MarianneL

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