« Nous autres, on a pas d’alliés »

La dimension politique de l’ouvrage n’est pas à prouver : chacune de ses lignes laisse entendre le cri de rage d’un homme face à un système meurtrier. On peut néanmoins essayer d’examiner quels sont les ressorts qui permettent à la dimension politique de s’incarner.


Le langage y met en œuvre un système de portance pour faire émerger le verbe politique. Tout l’épisode du chapitre III, par exemple, relatant la rencontre des naufragés Japonais avec les Russes, en plus de fonctionner comme une parabole (les Japonais sont secourus par des hommes dont le message est salutaire : ils sont donc secourus physiquement et spirituellement) fait également office de synecdoque pour l’ouvrage de Kobayashi. L’auteur emploie ses mots les plus simples, décrit au plus près les choses, les actions, les sensations, les mots des hommes pour rendre aussi intelligible que possible son propos ; de la même manière, le Russe utilise les quelques mots de Japonais qu’ils connaît pour se faire comprendre des marins : la langue n’est pas une barrière si tant est qu’on est d’accord pour parler de la même chose, pour envisager les choses de leur point de vue politique ; seuls les poètes ont besoin des subtilités du langage (chaque passage où un personnage fait usage d’un langage châtié est un moment de malaise car de rupture de l’unité des travailleurs). Kobayashi s’est gardé un rôle dans la diégèse : celui d’un serveur, observateur prétendument neutre, capable de décrire « en toute impartialité » les uns et les autres, et notamment les mauvais traitements et les décisions profondément iniques des chefs : il instille par son truchement une part de son omniscience en tant que narrateur. Par ce système de passerelles, Kobayashi rend son message audible et performant, lui donnant une fonction presque perlocutoire.


Le pêcheur, le menuisier, les marins, le contremaître, le capitaine et l’intendant (parfois « le salaud d’intendant » et même « Asakawa » quand il devient une cible, et son nom le support d’un anathème). Tous sont désignés par la tâche qu’ils doivent accomplir : le travail constitue une armature, une « superstructure » pour utiliser un vocabulaire marxiste, qui fait disparaître les individualités derrière une masse de crasse et de fatigue. Seul « l’étudiant » n’est pas à sa place, et justement : il est n’est pas fait pour ce milieu, il est fragile. Et ce n'est pas pour rien qu'il est un élément central de la contestation : avec son schéma, son proto organigramme syndical il mue la colère en organisation, tout comme Kobayashi transforme son constat en texte. Mais les travailleurs deviennent une masse indistincte dès qu’ils sont comparés à une autre strate d’humanité : « Les pêcheurs étaient en admiration devant ces hommes qui n’étaient pas "de la mer" – qui n’étaient en somme pas de la même race qu’eux. » (chapitre V). L’intendant n’a d’ailleurs aucun problème à les appeler des « porcs » (chapitre VI). Il y a un rapport du tout à la partie qui prétend peindre un monde déliquescent dans lequel tout suggère la brisure imminente, les membres et structures arc-boutées, de la tension grinçante des cordages et des treuils au bois crissant de la cale : « Les palans de ce rafiot étaient aussi solides que des genoux nécrosés » ; dans la comparaison, l’utilisation du mot « solide » plutôt que de « fragile » tend à en renforcer la portée, comme dans une mauvaise blague. Ou encore : « Tout ce corps couvert d’écailles de crasse faisait penser au tronc d’un pin abattu » ; systématiquement, la comparaison envoie le corps humain, gêné au dernier degré, au fond de l’abîme. Il peut également être le combustible qui doit faire fonctionner la machine : « Notre corps c’est rien de plus que des feuilles de mûrier pour nourrir les vers à soie, il faut qu’il soit sacrifié » (chapitre IX).


Seule la mort rappelle à ces restes d’hommes, embarqués sur une nef de labeur à la dérive de l’humanité, leur caractère proprement humain. À la manière des détenus de L’espèce humaine (Robert Antleme, 1947), qui récupèrent leur humanité par la reconstruction commune de la poésie et de la littérature, l’équipage du bateau-usine communie ici autour du marin emporté par le béribéri et récite des aphorismes religieux. Un seul absent, évidemment : l’intendant, cette « vipère déguisée en humain », qui n’a pas sa place dans la cérémonie. C’est à la fin de la veillée mortuaire, réplique en pleine mer des usages funèbres de la terre, que le mort est nommé : « Yamada ». Dans la mort il est libéré de son statut, de sa fonction déshumanisante pour redevenir un individu. Et il est nommé par le bègue de l’équipage, ce qui donne à cette restauration plus de force encore.
La description des activités use du vocabulaire des travailleurs, prenant une dimension ethnologique : le « décorticage », « l’étiquetage », des tâches aliénantes qui deviennent les seuls référentiels de ce monde clos. Le récit est incarné par la mobilisation de nos sens : ouïe (« Les conserves dégringolèrent dans un vacarme, puis, mues par la pente du navire, roulèrent sous les machines en renvoyant des éclairs », chapitre V), le toucher-douleur (« L’emplacement du tissu dessinait autour de la taille un cercle rouge qui faisait des démangeaisons terribles », chapitre IV), le sens vestibulaire (le bateau dans la tempête), l’odorat (« ce bateau était la seule chose qui ne sentait pas l’eau salée », « leurs mains calleuses puant le crabe » « Ce que ça pue ici ! », chapitre V). L’espace approprié par les ouvriers, la cale où ils dorment, est appelée le « merdier » : un terme métonymique qui fait du contenu le contenant (on nomme l'espace à partir du désordre qui s'y trouve) également fondé sur un sentiment, celui du dégoût, y compris du seul interstice de repos et de pseudo intimité des travailleurs au sein de cette machine infernale. Le vocabulaire de la machine contamine les hommes en tant que groupe, corps assemblé pour le travail, y compris quand ils décident de protester : ils disent alors qu’ils « débrayent » quand il ralentissent le rythme en guise de contestation. Leur univers est cloisonné par une activité, un langage, une condition qui les emprisonne.


Le discours propagandiste aux accents totalitarisants est légion : de l’intendant qui ne cesse de répéter aux ouvriers qu’ils sont les fils de l’Empire, qu’ils doivent vouer leurs efforts et mêmes leurs vies à sa bonne santé, aux encarts qui prennent la forme d’écriteaux, au sein même du récit, comme dans le chapitre VI :



« • Ceux qui se plaignent de la nourriture ne sont pas bien respectables.
• Ne gâchons pas la nourriture. Chaque grain de riz est le fruit du sang et de la sueur.
• Sachons endurer les contraintes et les souffrances. »



Ou encore, au chapitre IX :



« Quiconque tire au flanc sera brûlé au fer rouge.
[…]
Quiconque tente de se révolter envers l’intendant doit savoir qu’il s’expose à être abattu. »



Tous les avatars du capitalisme sont présents, parmi lesquels l’élément militaire, à une période où le Japon est mu par un expansionnisme puissant, depuis l’annexion de la Corée en 1910 jusqu’à l’invasion de la Mandchourie en 1931 et celle de la Chine à partir de 1937. Cet élément militaire est incarné par le « destroyer », figure d’autorité indépassable et briseur de grève.


La question de l’action, du soulèvement, apparaît dans le dernier tiers de l’ouvrage, dont la fin est garnie d’un appendice relatant en quelques lignes la suite des évènements, une suite non racontée dans le livre. C’est bien que le récit se cantonne à fournir les conditions de possibilités à la mise en œuvre d’une pensée contestataire et d’une structure syndicale sur le terreau de conditions de travail et de vie insupportables. Les conséquences ont de l’importance, mais pas autant que de saisir pourquoi l’action est nécessaire. Il s’agit malgré tout d’une œuvre littéraire, pas vraiment d’un manifeste. Cet appendice se termine par une phrase assassine : « Que ceci soit lu comme une page de "l’histoire de l’invasion coloniale par le capitalisme" », qui nomme enfin le mal, l’ennemi, auparavant caché derrière les figures des « richards » : le capitalisme.

Menqet
8
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le 21 avr. 2019

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