La culture japonaise ne résume pas aux mangas et aux pokémons

Je ne me souviens plus exactement où j'avais entendu parler de ce livre, dans un trimestriel alternatif je crois, en tout cas j'avais dû en parler à ma mère, puisque l'année dernière je l'ai reçu en cadeau.
Une boîte d'édition dont je n'avais jamais entendu parler "Allia". On peut pas dire que la couverture donne beaucoup envie, mais elle correspond bien à l'ouvrage.


Ce livre est complètement à l'opposé d'un truc didactique, qui nous explique une réalité et nous dit qu'elle est pas comme il faut et qu'il faut la changer. Avec des gros mots marxistes.
On est complètement pris avec les ouvriers et les pêcheurs du navire, on sent au fur et à mesure l'oppression qui s'installe, le long chemin vers leur anéantissement. Je ne sais pas si ça aide vraiment d'avoir eu des expériences de ce type pour vraiment comprendre comme marche l'exploitation d'un groupe loin des yeux du monde, l'intendant est une pourriture très maline, c'est le personnage central du roman. Il utilise toutes les ficelles à sa portée pour faire régner sa loi et augmenter la productivité à court terme. En montant les uns contre les autres, il arrive à créer une relation dominant-dominé avec presque chacun de ses employés. Pas parce qu'il est plus intelligent, oh non, mais sa cruauté est incroyable, il y a vraiment du suspense avant chacune de ses interventions. Quand il s'entraîne au tir sur les mouettes vers la fin, on se demande si il en fera autant sur les ouvriers, ou si c'est juste un moyen pathétique de se faire obéir. A dix contre quatre cent.
Le passage sur la limitation des douches autorisées au personnel est vraiment impressionnant :


Avant de dormir, les hommes ôtaient leurs chemises de tricot ou de flanelle, rêches et informes à force d'être crasseuses. On aurait des calamars séchés. Ils les étalaient sur le poêle puis s'asseyaient tout autour, chacun soulevant un bout de vêtement, comme on le fait en famille avec la couverture de la table chauffante. Quand les vêtements étaient chauds, ils les secouaient. Des poux et des punaises tombaient alors sur le poêle avec un petit bruit sec et une odeur forte de chair humaine grillée.
"Eh! Tu me tiens l'autre bout?" Un pêcheur tendait une extrémité de son pagne étalé au-dessus du poêle, pour en retirer les poux.
Le pêcheur ouvrait la bouche, et écrasait bruyamment les poux entre ses dents. A force d'en écraser entre ses pouces, il avait aussi les ongles tout rouges. Il essuyait furtivement ses doigts souillés sur le bas de sa veste, comme font les enfants quand ils ont les mains sales, et aussitôt en écrasant un autre. -Malgré tous ces efforts, ils ne pouvaient toujours pas dormir. Toute la nuit, ils étaient persécutés par des poux, des puces, des punaises qui sortaient d'on ne sait où. Ils avaient beau inlassablement repousser leurs assauts, c'était sans fin. Debout dans les couchettes sombres et humides, ils voyaient aussitôt rappliquer des dizaines de puces qui leur grimpaient sur les jambes. C'était à se demander si leur propre corps n'était pas en train de pourrir, au bout du compte. Ça faisait une drôle d'impression, quand même, d'être en quelque sorte devenu un cadavre en décomposition, rongé par la vermine.
Au début, ils pouvaient prendre un bain tous les deux jours pour tenter de se débarrasser de la crasse puante dont ils étaient couverts. Mais une semaine à peine après le départ, le rythme était passé à une fois tous les quatre jours. Au bout d'un mois, à une fois par semaine. Et enfin, à deux fois par mois. C'était pour éviter de gaspiller l'eau. Cependant, le capitaine et l'intendant ne se privaient pas d'un bain par jour. Dans leur cas, ce n'était pas du gaspillage! - Les hommes, eux, étaient contraints de rester enduits de jus de crabe pendant des jours et des jours. Pas étonnant qu'ils attirent des cohortes de poux et de punaises.
Quand ils défaisaient leurs pagnes, de petits grains noirs se détachaient et tombaient. L'emplacement du tissu dessinait autour de la taille un cercle rouge qui faisait des démangeaisons terribles. La nuit, on entendait de tous côtés des gens qui se grattaient frénétiquement. Et tout à coup on sentait quelque chose, pas plus gros qu'un bourgeon, qui grouillait sous le corps - aïe ! Alors, le pêcheur piqué se recroquevillait et se tortillait. Mais aussitôt, rebelote, sans trêve jusqu'au lendemain. Leur peau était râpeuse comme des poteries de grès.
"Des poux et de la pourriture.
- Un duo d'enfer !"
Ils trouvaient encore le moyen de rire.


Bon, on repassera sur cette vanne, mais il ne faut pas voir ce texte comme un truc plombant. Les ouvriers se font beaucoup de blagues entre eux, pour supporter leurs 13 heures de travail quotidien, les "débrayages" sont drôles, quand même, l'idée de ralentir tout doucement la production sans que cela se voit. On sent bien la vitalité de la société japonaise, écrasée par la nécessité de produire et par le respect dû à l'empereur et à la nation.
D'ailleurs après avoir écrit ce livre (censuré), l'auteur fut condamné à la prison pour outrage à l'empereur, deux ou trois ans plus tard il fut torturé à mort, les mouvements socialistes furent démembrés, laissant la place libre à la marche du Japon vers la guerre. C'est ça que montre bien ce livre, le seul moyen que les classes supérieures ont de maintenir leur emprise est le nationalisme. Il le montre bien avec l'arrivée du destroyer impérial. Les ouvriers sont content de le voir, ils ont de la nostalgie pour leur service militaire. Ils ont confiance en leur état.
Le japon est toujours à la recherche de nouvelles richesses, il doit sans cesse s'étendre pour se les approprier, au détriment des classes les plus faibles de sa population, faire la guerre aux autres puissances non seulement lui permet de mettre la main sur de nouvelles ressources, mais aussi d'assurer sa cohésion. En fait on ne comprend pas bien comment se sont améliorés les conditions de vie des travailleurs nippons.
En tout cas la crise de 2008 a remis sa lecture au goût du jour, au Japon et à travers le monde. Un incontournable de la littérature réaliste, à mettre dans sa bibliothèque aux côtés de Jack London et autres.

VincentJ
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le 19 janv. 2016

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VincentJ

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