Le Château
7.9
Le Château

livre de Franz Kafka (1926)

Vous Êtes Engagé Comme Arpenteur, Mais Malheureusement Nous N'avons Pas Besoin d'Arpenteur.

Nombreux sont ceux qui connaissent "Le Procès", plus rares sont ceux qui connaissent "Le Château". Pourtant, l'état d'esprit est le même. Ces deux romans se répondent, avec le même style kafkaïen caractérisé par le marasme administratif, qui n'est qu'un prétexte pour décrire l'absurdité de la vie en société, pour dénoncer la cruauté des relations humaines, et pour mettre en exergue la vacuité de l'existence.



(...) cette histoire ne vous ennuie-t-elle pas ?
– Non, dit K., elle m’amuse.
Et le maire de répliquer :
– Je ne vous la raconte pas pour votre amusement.
– Elle ne m’amuse qu’en ceci, dit K., qu’elle me donne un aperçu de la ridicule confusion qui peut en certaines circonstances décider de l’existence d’un homme.



Le Procès" est un roman plus court, plus fluide, plus facile. C'est un roman percutant, doté d'un début et d'une fin."Le Château" est un roman plus long, plus diffus, plus difficile. C'est un roman étourdissant, qui a un début, mais qui n'a pas de fin.


Ce qui fascinant avec Kafka, c'est la multiplicité des niveaux de lecture :
1) Lecture religieuse
2) Lecture juridique/ politique
3) Lecture philosophique
4) Lecture purement littéraire


1) La Lecture religieuse de Kafka est évoquée à outrance dans les analyses que j'ai pu voir, à travers la notion de Justice pour "Le Procès", et la notion de Grâce pour "Le Château". J'avais eu la même consternation avec les analyses du monumental "Être et Temps" de Heidegger, qui proposait une lecture religieuse, alors même que cette oeuvre ontologique cherche à s'affranchir de toute doctrine. Je déplore cette emprise de la théologie sur la pensée philosophique et littéraire. Je perçois d'avantage un scepticisme religieux de la part de Kafka, puisque rien pour lui n'a de sens.



Même si rien de cela n'est vrai, si ses actions ne signifient rien, quelqu'un l'a tout de même placé là, et l'y a placé avec une intention.



2) Lecture juridique/politique : Ces deux romans sont les deux versants du Totalitarisme, système dans lequel le Droit écrase les individus, sans leur reconnaître de droits effectifs.


Dans l'un, Joseph K. est arrêté, et régulièrement convoqué, sans jamais savoir ce qui lui est reproché. Dans l'autre, K. se bat pour officialiser son statut, et pour entrer en fonction, sans jamais savoir comment procéder. Le Joseph K. traqué devient un K. traqueur. Les autorités ne sont plus oppressantes, elles sont fuyantes, mais elles sont toujours aussi incompréhensibles. Joseph K. est incapable d'échapper aux autorités, incapable de se défendre contre l'oppression. K. est incapable d'entrer en contact avec les autorités, incapable de faire reconnaître son bon droit. Cela évoque le Colonel Chabert de Balzac, totalement dépossédé de son identité, car incapable de faire valoir tous ses droits attachés à cette identité.


Dans les sociétés kafkaïennes, la contrainte étatique n'est pas compensée par l'effectivité des droits individuels, comme c'est le cas dans nos sociétés démocratiques. Cependant, Kafka dénonce des travers que nos sociétés partagent dans une moindre mesure, comme la complexification et le manque de transparence dans le fonctionnement de l'Administration. Personne du village n'a d'informations objectives sur le Château, nous citoyens n'en avons pas beaucoup plus que ce qu'on veut bien nous dire.



Au Château tout va toujours très lentement et l’ennui est qu’on ne sait jamais ce que signifie cette lenteur ; elle peut signifier que l’affaire suit la voie administrative, mais elle peut signifier aussi que rien n’est encore amorcé, et peut-être même que l’affaire a déjà été réglée.



3) Lecture philosophique :


L'émergence de l'État a éloigné l'être humain de sa condition première. Pour vivre, il faut désormais une multitude de papiers, et d'autorisations, en témoigne la période actuelle de confinement, et les fameuses attestations de déplacement dérogatoire.



Ce village appartient au Château; y habiter ou y passer la nuit c'est en quelque sorte habiter ou passer la nuit au Château. Personne n'en a le droit sans la permission du comte. Cette permission vous ne l'avez pas ou du moins vous ne l'avez pas montrée.



Pour vivre, il faut désormais travailler, et notre vie se résume de plus en plus à ce travail. La philosophie de Kafka ne s'inscrit dans l'existentialisme, que dans le sens où la réflexion est centrée sur l'existence. Pour autant, les choix ne semblent pas décisifs dans ces romans, car quoi qu'il fasse, il se tourne en ridicule et empire sa situation. La difficulté d'exister, de vivre, de s'imposer, d'inspirer le respect, et de se sentir légitime impègne toute sa pensée.



Et qu'était-ce ici que sa vie en dehors de ses rapports avec le Château ? Jamais encore K. n'avait vu son existence et son service aussi intimement mêlés ; ils l'étaient si bien que parfois K. pouvait croire que l'existence était devenue service et le service existence.



L'absurde de Kafka, c'est le cycle de la vie. On passe sa vie à ne rien comprendre à la vie en elle-même. On passe sa vie sans comprendre ce qui nous arrive et pourquoi cela nous arrive. La vie et la mort arrive sans raisons, et nous ne parvenons jamais à nous approprier notre existence, qui est une aventure dont nous ignorons les tenants et les aboutissants.



Intrigante nature, œuvrant comme le vent, apparemment sans que cela ait un sens, conformément à des missions impénétrables, assignées de loin par quelque inconnu.



Pire, nous sommes irrémédiablement seul, et les relations humaines ne sont qu'une illusion de réalité, car chacun interprète les événements selon son propre point de vue. Il n'y a pas de compréhension possible de l'altérité.


4) Lecture purement littéraire :


"Le Château" contient beaucoup de longueurs, compensées par des fulgurances qui résonnent après avoir fermé le livre. Comme dans "Le Procès", le début est tonitruant, et l'ambiance développée tout au long de l'oeuvre est inimitable. Ce que je ne cesse d'admirer, c'est ce contraste entre le comique et le tragique. Les situations absurdes sont à mourir de rire, mais quand on se met à la place du narrateur, elles sont terriblement angoissantes. C'est le cas de toutes les scènes concernant l'école qui sont délicieuses. Il y a aussi une inventivité remarquable dans les lieux, et les personnages.



Voilà ce que je ne puis tolérer! C'est du propre! Vous avez seulement la permission de dormir à l'école, je n'ai pas l'obligation de faire mes cours dans votre chambre à coucher.



L'évolution du personnage principal est édifiante. K. arrive plein d'enthousiasme au Château, mais ses démarche échouant les unes après les autres, il s'enfonce dans le ridicule en exploitant la moindre de ces relations comme une opportunité pour faire avancer sa situation. Il sombre progressivement dans l'apathie, et le désespoir. Il se dirige tout droit vers l'état d'épuisement mental décrit dans "Le Procès" pour les accusés de longue date. Les entretiens de K. avec le maire, et avec un fonctionnaire sont des temps forts du roman. Le premier tente de lui expliquer son affaire, il sombre dans la confusion. Le deuxième tente de lui expliquer les interrogatoires de nuit, il sombre dans le sommeil.


La lecture n'est pas uniquement une partie de plaisir à cause des longueurs, comme le long récit incorporé sur le sort de la famille du messager, ou encore les relations de K. avec les femmes. Cependant, ces longueurs ne sont pas totalement inutiles, en ce qu'elle participe à retranscrire l'atmosphère malsaine du village. Les relations humaines y sont effrayantes. Selon le point de vue, les personnages apparaissent comme manipulateur, ou manipulé, comme coupable ou victime.


Bien que le caractère inachevé du roman soit involontaire, j'en suis ressorti frustré. Finir par une scène insignifiante n'est pas illogique, mais j'aurais aimé un dernier uppercut. La lecture des postfaces a été instructive. L'héritier de Kafka rapporte la fin que le roman aurait dû avoir s'il avait été achevé. Elle fait état d'une mort d'épuisement de K. Tout le village est rassemblé autour de son lit d’hôpital, au moment où il apprend la décision définitive du Château. Il n'a pas de droit officiel à résider au village, mais peut tout même y loger sous certaines conditions, tel un réfugié. Cette décision n'intervient qu'alors qu'il est mourant. Finalement cette fin me satisfait pleinement.


Pour conclure, un passage infortunément rayé par Kafka :



C'est maintenant que je vois ta misère, maintenant seulement que je te vois toi, un arpenteur, un homme instruit, en haillons, sans pelisse et déchu à faire peur, acoquiné avec une Pépi qui l'entretient probablement, c'est maintenant seulement que je comprends ce mot que dit un jour ma mère : On ne devrait pas laisser cet homme aller à sa perte


TheStalker
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le 10 mai 2020

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