Il est de bon ton aujourd'hui de juger le passé avec les lunettes du présent. De faire le procès de tel personnage sous couvert d'une idéologie en odeur de sainteté à l'époque où l'on vit. Le risque est nul, le procédé intellectuel est douteux. D'une part, parce que juger le passé en terme d'errements ou d'égarements, voire d'erreurs, c'est prendre le risque d'être jugé à son tour. De là, une question : en quoi l'idéologie que je défends, consciemment ou non, via ma prise de position est-elle juste et bonne ? Contrairement à celle que je dénigre, celle du passé, qui serait odieuse ?


La seule chose qui fonde cette légitimité que je m'octroie, c'est moi-même. Il n'y a dans le jugement du passé avec le regard du présent rien d'autre que l'expression de ma subjectivité. Je ne rétablis pas la vérité, j'établis une grille de lecture.


L'autre problème qui consiste à juger le passé avec la vision du présent, c'est de faire fi du contexte. Toute idée se formule à un moment donné, via un modèle de société, une dominante intellectuelle. Cette époque pouvait juger comme bonne telle idée, telle idéologie (ou plus que bonne, cette idéologie pouvait être à la mode).


C'est pourquoi il convient, encore aujourd'hui, d'être méfiant par rapport à cette relecture permanente du passé, ce procès constat des idées anciennes. D'ailleurs, le plus souvent, en creusant, on peut se rendre compte à quel point la situation est plus complexe. Pourquoi ? Parce que les témoignages de gens d'époques anciennes sont souvent plus pertinents que les juges du futur. Parce que ces gens ont vécu des choses que les avocats zélès ne vivront jamais.


J'ai trouvé dans le livre Le Désir d'être inutile, qui est un livre d'entretiens d'Hugo Pratt (dessinateur de Corto Maltese), une superbe illustration de cette méfiance à avoir du procès perpétuel. Une société saine, c'est une société qui accepte son passé, les différentes facettes de ce passé. Tel mouvement fut en vogue, telle idée fut à la mode. La société évolue, se construit via ces évolutions. Connaissons le passé en cherchant à nous débarrasser de nos idéologies actuelles, regardons-le sans jugement, avec le souci de la connaissance. Nous ne pourrons en sortir que meilleurs et plus tolérants.


"Cela ne me touche pas, et j'ai d'ailleurs l'impression que les gens qui m'accusent de cette façon ont en fait des problèmes personnels vis-à-vis de ces questions. C'est vrai que je viens d'une famille fasciste, mais je n'en ressens aucune gêne, je ne l'ai jamais caché. Et dans mon enfance, à part quelques milliers de dissidents, tous les Italiens étaient plus ou moins obligés d'adhérer au fascisme - même les syndicats, pour pouvoir exister, devaient s'en réclamer. Alors je ne vais pas avoir honte parce qu'à sept ans avec une chemise noire et un foulard bleu, je défilais place Saint-Marc derrière cent tambours qui jouaient à l'unisson. Je ne pouvais pas alors avoir conscience de la bouffonnerie de la situation. Par la suite, on s'est aperçu qu'on avait été manipulés, que certains d'entre nous étaient morts pour rien. Il y en a, bien sûr, qui ont retourné leur chemise fasciste pour être "partisans" au bon moment, alors que ceux qui se sont battus à fond sont souvent morts, mais sans se renier.


Il est facile après coup de donner des leçons, alors que dans les années trente l'impérialisme allait de soi : le colonialisme anglais applaudissait un film comme Les Trois Lanciers du Bengale et l'Empire colonial français était à son apogée, s'autocélébrant en toute bonne conscience. Et pour l'enfant que j'étais, le fascisme était une ouverture sur le monde extérieur, il m'a en particulier aidé à couper le cordon ombilical avec ma mère. Le monde fasciste m'a donné la possibilité de sortir de ma famille, d'avoir des copains, de rencontrer des filles, puisque le fascisme, dans un but démographique, avait décidé de favoriser les relations entre les jeunes des deux sexes. Je suis d'ailleurs moi-même un résultat de ces campagnes natalistes. Non, je ne vais pas aller jusqu'à dire que je dois la vie à Mussolini !"

Al_Foux
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le 5 janv. 2016

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