Près de 900 grandes pages écrites serrées. Devant la taille et le poids de la bête je me suis dit : "j'en lis 50 pages et si j'accroche je continue". J'ai continué, bien m'en a pris.


Car ce Dossier M est rien moins que le plus beau livre d'amour que j'ai lu, peut-être, depuis Belle du Seigneur. Un récit (si c'en est un) plus qu'un roman. Une exploration intime où l'auteur creuse sans cesse plus profond, pour comprendre ce qui lui est arrivé. 900 pages pour raconter très peu de choses : un coup de foudre absolu qui ne parvient pas à se concrétiser.


Grégoire Bouillier a une écriture pantagruélique : il écrit comme on se gave dans La grande bouffe. Il avoue lui-même se plonger dans l'écriture 10 heures non stop et en ressortir vidé, épuisé. On veut bien le croire. Je le soupçonne de ne pas se relire, de ne rien raturer. Livrer cette matière brute, avec ses redondances parfois agaçantes je l'avoue, ses débordements qui obligent à renvoyer à des liens Internet (l'homme est de son époque), mais aussi ses fulgurances sidérantes, qui vous marquent au fer rouge. Au fil de son récit (si c'en est un), Bouillier convoque ses souvenirs : un oiseau tué par erreur, une mère qui se jette par la fenêtre, une finale de rugby perdue à la dernière minute, une finale de handball gagnée à la dernière minute, un spectacle de l'Ircam, l'incursion de Nabokov dans Lolita, deux jolies filles avec des guillemets qui se croisent dans la rue. Sans oublier le test de l'allumette ! Ces digressions acquièrent une valeur sociologiques, nous parlent de l'époque : l'avènement de la série Dallas indique un basculement puisque le cynique JR devient un héros, en lieu et place de Zorro - les Mythologies de Barthes ne sont pas très loin. La pub de La Banque Populaire est l'occasion d'un autre morceau de bravoure. Grégoire Bouillier fait feu de tout bois, nous parle de l'incompréhension comme paradigme de base de notre société. Page 59 :



Nous pissons en permanence dans un violon et nous crions dans un désert et ce désert est notre unique interlocuteur et à quoi bon entretenir l'illusion que ce ne serait pas le cas ? A quoi bon aller au devant des malentendus et, de fil en aiguille, au devant des ennuis si, loin de laisser nos pensées une chance de vivre leur véritable vie, les autres en font des confettis ? Quand ils ne les contestent pas à peine nous les formulons ? (...) Nous restons seuls et étourdis d'amertume de constater combien les autres n'ont que leur incompréhension à nous offrir. Bon dieu, nous déployons des efforts insensés pour tenter de nous faire comprendre et nous en appelons désespérément à la compréhension d'autrui sans soupçonner que c'est à l'incompréhension d'autrui que nous en appelons en réalité et uniquement à son incompréhension. En permanence les autres nous incomprennent et ils nous incomprennent parfaitement du verbe incomprendre, que j'aimerais beaucoup voir entrer dans le dictionnaire, qu'on se le dise. (...) et au bout du compte c'est une incompréhension mutuelle et réciproque qui nous relie les uns aux autres. Ce n'est rien d'autre.



autant que de la victimisation généralisée, à laquelle il se refuse, page 822 :



Je sais bien que, de nos jours, la mode est de faire de son malheur particulier des lois générales : je sais bien que du haut en bas de l'échelle sociale, chacun exige aujourd'hui que la société remédie à son cas personnel comme s'il devait être le cas de tous (...)



Et s'ensuit une digression sur les grands commis de la République, qu'il faudrait psychanalyser, comme Gaston Bachelard a psychanalysé toute la pensée pré-scientifique, montrant en quoi les préjugés personnels pervertissaient sans cesse les postulats "rationnels", exactement comme la pensée woke a contaminé les études sociologiques aujourd'hui. Mais je digresse. Comme Grégoire.


Que je reçois 5 sur 5 le plus souvent. Lorsqu'il évoque l'importance cruciale de notre vocabulaire ("ne me gère pas, je ne suis pas un yaourt ; "profite !") ou décrit le vide abyssal des diners branchés entre artistes auxquels S. (Sophie Calle pour ne pas la nommer) le conviait. Je le soupçonne d'exagérer un brin lorsqu'il nous décrit trois femmes séchant pendant plusieurs heures pour représenter leur sexe. Plusieurs heures le crayon en l'air devant une feuille blanche vraiment ?


Mais peu importe : Grégoire Bouillier est entier, exalté, net, comme Philippe Sollers a pu décrire Marc-Edouard Nabe en son temps. Dans leurs excès, leurs flamboyances, les deux écrivains ont quelques points communs.


Et puis il y a M, qui n'apparaît qu'à la page 271, et c'est peut-être encore trop tôt. La fascinante. M comme Mystère puisque cette si extraordinaire personne, qui se manifesta comme une brise à la machine à café, se rallia finalement au choix le plus conventionnel, celui de complaire à sa riche famille en épousant son fiancé. M qui perd connaissance lorsqu'elle s'abandonne à dire Je vous aime, je me voue à vous, comme aurait pu écrire Gainsbourg - puisque d'un bout à l'autre G et M se voussoient.


M comme Manqué : ce Livre 1 est l'histoire d'un rendez-vous manqué, d'un immense désir (que l'auteur extériorise crûment en une seule page rageuse) aboutissant à une immense frustration, et c'est bouleversant. La littérature comme description de la frustration qu'engendre le sentiment amoureux ? Proust a largement balayé ces terres-là, Bouillier apporte sa pierre à l'édifice.


M comme Mauvaise blague. Comme le ricanement d'une Mouette. M la Maudite, M la lettre qui coupe l'alphabet en deux, comme elle coupe la vie de l'auteur en deux. La lettre que Bouillier a fait sienne, comme K était la lettre de Kafka, écrivain convoqué plus souvent qu'à son tour :



Ce qui me fait rire, c'est l'incroyable imbroglio qui devient parfois la vie d'un homme.



C'est un peu ce ricanement-là qui me reste en tête lorsque j'atteins enfin, sonné, le rivage de la page 873, comme Ulysse à l'issue de son Odyssée (autre référence omniprésente). Avant de repartir, sans doute, pour le livre 2.

Jduvi
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le 14 août 2021

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