Nietzsche n'est pas un philosophe, en tant qu'il se soucie bien peu de construire un système cohérent de pensée du monde. Nietzsche est un déchireur de masques, un arracheur de voiles. Il s'évertue à expliquer l'existence de chaque phénomène, de chaque évènement, de chaque institution humaine, par les qualités, les défauts, les obsessions, les manies et les maladies des hommes qui les ont fait naître.


En ce sens, il est l'humaniste absolu : tout pour lui se ramène à la condition de l'homme à un instant donné. Le christianisme est la consécration des penchants maladifs de l'être humain, le capitalisme celui des excès d'énergie et de la soif de pouvoir moderne, etc.


A toutes les croyances, à toutes les illusions, Nietzsche oppose une conception de l'homme qu'il voudrait être une philosophie nouvelle mais qui est aussi une religion de plus : celle de l'homme fort, du surhomme, détaché de la masse de ses semblables et destiné à achever la grandeur de l'espèce. Il est toutefois difficile, même après la lecture de plusieurs de ses écrits, de se faire une idée exacte de ce à quoi pourrait concrètement ressembler ce surhomme.


Cette recherche est en fait illusoire : le surhomme est un idéal, il ne peut avoir d'existence qu'imaginaire. Nietzsche pourtant n'a-t-il pas mis en garde lui-même contre les mirages de l'idéal, les fantasmes de l'illusion qui bercent l'homme dans leur encens et l'empêchent de devenir lui-même ? Il a réalisé en fait plus que cela : il nous a donné la clé pour comprendre toutes les lubies, y compris les siennes.


Qui peut admirer l'homme fort, l'appeler de tous ses vœux, si ce n'est l'homme faible par excellence ? Celui qui célèbre le surhomme vivant à l'écart de tous, le philosophe sauvage perché sur sa montagne, ne serait-il pas un penseur urbain à la santé défaillante, une victime de la modernité qui n'a pu s'y mouvoir à son avantage ? Nietzsche sans doute est un peu de cela (les nazis, qui ont tant usé des lignes de fuite de sa pensée, l'étaient aussi mais moins consciemment).


Ce paradoxe stupéfiant achève en fait la démonstration de Nietzsche : tout, ici-bas, n'est qu'humain. Toute entreprise humaine ne peut être comprise, expliquée et ainsi dévoilée et critiquée qu'en se rappelant que ceux qui en sont à l'origine ne sont "que" des hommes. Y compris la critique la plus radicale ou la philosophie la plus harmonieuse - y compris aussi la pensée développée sous nos yeux. En ce sens, Nietzsche a atteint son but.


[Critique identique à celle de Ainsi parlait Zarathoustra]

Orazy
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le 17 oct. 2018

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Orazy

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