Le Grand Troupeau
7.3
Le Grand Troupeau

livre de Jean Giono (1931)

Le Grand Troupeau, c'est une impressionnante masse ininterrompue d'animaux qui défile dans un village et envahit tout le paysage, au début du roman. Il y a là des moutons, des béliers, des ânes. Un troupeau inquiétant, angoissant, qui se déverse sans fin, qui prend tout l'horizon, qui s'étend à perte de vue. Avec son lot d'horreurs : le bélier de tête est mortellement blessé et perd son sang le long du chemin ; des parasites pullulent dans les toisons ; un ânon est comme ivre ; les animaux morts son repoussés sur les bords des routes et, quand le troupeau est enfin passé, il ne reste plus qu'un amas de cadavres. "Les bêtes maintenant étaient malades. On n'en pouvait plus de cette longueur de troupeau, de tout ce mal, de toute cette vie qu'on usait sur la route. Il y avait du sang sous tous les ventres. Il y avait de ces éternuements qui laissaient la bête toute étourdie par la secousse de tête."
Il ne faut pas longtemps au lecteur pour comprendre qu'à travers ce troupeau, il faut voir l'image symbolique d'un défilé militaire mortifère, décimé, anéanti. Le parallèle est confirmé à la fin du roman : "Jusque par delà des villages et des collines, le route, toute noire, roule le flot des soldats. ça coule lentement dans tous les plis de la terre ; ça emplit les vals ; ça déborde les combes ; ça suinte des bois ; près du village, un gros lac de soldats dort à la pleine herbe d'un verger creux."

Le Grand Troupeau est donc un roman sur la guerre. Publié en 1931, juste après Regain, il s'appuie, bien évidemment, sur l'expérience personnelle de Giono lui-même, qui fit la Grande Guerre, mais son propos n'est pas historique et dépasse très largement le seul cadre du premier conflit mondial. C'est un réquisitoire violent contre la guerre en général, et pas seulement un témoignage sur celle-là en particulier.
Et contrairement à d'autres romans sur le même thème, qui nous montrent le quotidien horrible des soldats, Giono parle des différents aspects de la guerre. Bien entendu que nous assistons à la vie des soldats, la peur, la boue, la pluie d'obus, les ténèbres, la fumée des explosions, les bruits, les officiers idiots et leurs ordres absurdes voire suicidaires, les vermines, la pourriture, les lacs de cadavres figés dans la boue, les mitraillettes... "Les morts avaient la figure dans la boue, ou bien ils émergeaient des trous, paisibles, les mains posées sur le rebord, la tête couchée sur le bras. Les rats venaient les renifler. Ils sautaient d'un mort à l'autre. Ils choisissaient d'abord les jeunes sans barbe sur les joues. Ils reniflaient la joue puis ils se mettaient en boule et ils commençaient à manger cette chair d'entre le nez et la bouche, puis le bord des lèvres."
Mais Giono, et c'est plus original, s'attarde aussi sur l'arrière. Car la guerre n'est pas seulement une catastrophe pour ceux qui partent, ça l'est aussi pour ceux qui restent. Et l'auteur de nous montrer le quotidien des familles dont un fils est parti. L'émotion du départ, l'angoisse dans l'attente des nouvelles, et la nouvelle organisation de la vie et du travail quotidien sans eux. Il y a la jeune épouse, avec ses désirs inassouvis. Il y a le vieux père. Il y a les gendarmes qui vont chercher les récalcitrants. Il y a l'adjoint au maire, qui est chargé d'aller annoncer aux familles de terribles nouvelles : "Tous les jours je vois ces papiers, tous les jours ! D'ici, de là. Les premiers, on leur disait des glorioles : La Patrie ! Le Champ d'honneur ! Je sais, moi... Le Maire venait avec moi. maintenant, tu te sens toi de dire encore ça ? (...) Alors, je me dis : "Tu vas chez l'Arsène, tu vas arriver : la mère sera là, la femme sera là, de ce côté près de l'évier ; je le vois tout ça. Quand je vais ouvrir la porte la femme se tournera pour voir qui va entrer. Et, ce sera moi. Ce sera moi ! Et ça arrive comme ça et j'entre !""

Le roman alterne donc les chapitres : le front, l'arrière, les soldats, les civils. Mais partout, c'est une question de vie et de mort. Le Grand Troupeau, c'est l'anti-Regain. Là où le fameux roman célébrait un retour à la vie à travers un cycle naturel, Le Grand Troupeau raconte la mort, la destruction de la vie, la maladie, l'anéantissement. La guerre est présenté comme une agression contre la nature, comme la destruction de la création. L'insistance sur la boue, les animaux morts qui traversent tout le roman, le noir, le sombre, les ténèbres, les fumées, les arbres déracinés, les paysages ravagés...
le roman ne présente pas une histoire unique mais une suite de chapitres, de scènes expressionnistes, qui insistent sur les sentiments éprouvés par les personnages et pas tellement sur l'action elle-même. Peurs, angoisses, malaises, mais aussi sensualités ou visions apocalyptiques... L'écriture est à la fois réaliste, voire naturaliste dans certains détails (comment faire passer les bébés, par exemple), et très poétique, mais d'une poésie sombre, terrible. On y trouve ^parfois un aspect absurde, des visions de non-sens absolu. Certaines images sont dessinées par cette écriture précise, très stylisée (comme ce cheval marchant sur le ciel). chaque phrase présente ce travail d'écriture précise qui fait de Giono un des plus grands auteurs de XXème siècle.
Un très grand roman, un peu oublié chez l'auteur du Roi sans divertissement, un roman sombre, dur, qui ne ménage pas son lecteur, mais avec un final éblouissant et avec une façon unique de savoir manier les sentiments et les émotions, de prendre les lecteurs par la gorge ou les tripes. Un véritable chef d’œuvre.

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le 18 déc. 2013

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SanFelice

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