Le Monde du blues ne parle pas de blues. Ou plutôt il en parle comme le Monde d’Ulysse parle d’Ulysse : de même que le livre de Moses Finley utilisait les poèmes homériques pour parler de la Grèce archaïque, de même celui de Paul Oliver prend pour supports les paroles de blues pour évoquer la situation des Noirs aux États-Unis, notamment dans les États du sud, et en gros de la Guerre de sécession jusqu’à 1960. Il s’organise ainsi en une dizaine de chapitres thématiques, qui empruntent leurs titres à des paroles de blues : « Avec les rails pour oreiller » parle de l’errance, « Je suis un vrai coq, baby » évoque la sexualité, « Que la partie s’engage ! » traite du jeu, des loisirs et de la drogue (oui, tout cela irait ensemble !), etc.
Le lecteur qui – comme moi – cherchait une histoire du blues, avec les lignes directrices de son évolution (matérielle et technique), ses enjeux, sa géographie plus ou moins mythique, son poids social, ses grands noms et ses héros plus discrets, – c’est-à-dire en d’autres termes « l’odyssée d’une musique » promise par la quatrième de couverture, – est donc prié d’aller voir ailleurs. « Paul Oliver fait œuvre de sociologue, d’historien et de poète » (p. 9 de la réédition 10-18), affirme la préface. Alors il pratique une sociologie sans enquête et bien avare en données chiffrées, une histoire sans documents ni sources et presque sans dates ; quant à la poésie du texte, je la cherche encore – ce qui ne signifie pas que l’écriture soit remarquablement précise.
Dans la pratique, le Monde du blues se contente d’accumuler les considérations sur la vie quotidienne des Noirs aux États-Unis, cite quelques vers (mais pas toujours leur auteur) pour appuyer tel ou tel aspect, puis passe à un autre aspect. Pendant trois cents pages. Ce dont il faut conclure, dans les grandes lignes, que les descendants d’esclaves avaient à peu près les mêmes préoccupations que tout un chacun, c’est-à-dire travailler pour vivre une vie à peu près décente, aimer et être aimé, être aussi heureux que possible et laisser un souvenir pas trop dégueulasse. Un peu plus, et l’auteur nous citait « I woke up this morning » pour préciser que les bluesmen se levaient le matin… (Cela dit, lorsque l’auteur cherche à cerner une spécificité noire, c’est souvent pire – voir la suite de cette critique).
Un autre hic, c’est la traduction. Je veux bien que traduire des chansons soit difficile, et dans certains cas grotesque, j’admets encore qu’une traduction vieillisse souvent plus mal que l’original. Mais quand je lis « La guigne, la guigne, elle me tue, / À force de me faire passer à tabac, moi j’en peux plus » (p. 230), je me dis qu’il y avait peut-être des solutions un peu plus dignes pour rendre justice au blues – et à la musique en général. Si encore tous les extraits cités étaient donnés en version bilingue, ou au moins avec le nom de l’artiste…
Mais le principal problème du Monde du blues tient au regard que son auteur porte sur son objet d’étude. Mark Oliver semble être intelligent, aimer le blues et n’avoir aucun grief contre les Noirs ; il est pourtant capable d’écrire ceci : « Bien qu’il semble difficile aux États-Unis de trouver encore à l’heure actuelle des Noirs dont le sang soit purement africain, il est certain que seul le nègre américain, qu’il ait la peau couleur d’ébène ou café au lait, sait chanter le blues » (p. 22-23). On parlerait de maladresse d’expression isolée, si l’on ne trouvait, ailleurs dans le volume, des passages comme « la passion de l’homme de couleur pour le jeu » (p. 167)…
Par ailleurs, vis-à-vis de la situation des Noirs, le Monde du blues n’est pas dénué d’une condescendance diffuse (« un seul moyen d’exprimer sa révolte : se réfugier délibérément dans l’oisiveté », p. 36) mêlée de moraline, et d’une tendance à la généralisation – qui là encore vient peut-être de la traduction : on lit assez souvent « le Noir ». (Dans un registre voisin, l’homosexualité est considérée dans le texte comme une « anomalie », p. 135, et « les malheureux » « sexuellement anormaux » qui en sont « affligés […] ont droit, de notre part, à un effort de compréhension »…) Et encore, je passe sur la préface, qui n’est pas de Paul Oliver et qui mentionne inévitablement le « génie musical africain, le sens profond du rythme, le don de l’improvisation » (p. 11)…
Et cependant – retour au début de cette critique –, j’aurais bien voulu qu’un livre sur le blues parlât bien plus souvent de musique, et évoquât un peu les notions de rythme et d’improvisation. Cela dit, au bout du compte, je n’ai pas non plus appris grand-chose de neuf sur l’histoire des Noirs aux États-Unis…

Alcofribas
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le 30 juil. 2018

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