Le Monde selon Garp : une tragi-comédie qui finit mal

Dans "Le monde selon Garp", livre culte de l'Amérique des années 80, John Irving recourt au baroque et à l'outrance qui deviendront sa marque de fabrique. Ce roman talentueux est une suite de rebondissements qui tient le lecteur en haleine sans pauses ni ennui, à l'exception d'un épilogue fort long qui ternit l'impression de vie qui émane de l'oeuvre, comme si l'auteur répondait à la question qu'il développe tout au long du roman: d'où vient l'inspiration et quelles sont ses limites.


L'éditeur auquel Garp confie sa deuxième nouvelle "Le monde selon Bensenhaver" (une histoire plutôt crue dans laquelle une jeune femme est violée), a pour habitude de faire lire les manuscrits qui lui ont été confiés par une femme de ménage de la maison d'édition. Certain qu'elle le détestera, il est stupéfait de la voir arriver le lundi les yeux rouges et gonflés. Elle s'exclame qu'elle "préférerait récurer les toilettes que d'être obligée de lire ça". Mais, dit-elle, "ce livre est si tordu qu'on sait qu'y va s'y passer quelque chose, mais on arrive pas à imaginer quoi". Et d'ajouter qu'elle aimerait bien avoir un exemplaire : "quand ça sera devenu un livre...p't-être bien qu'il y a des morceaux que je demanderais pas mieux de relire".


On a ici un exemple de l'humour d'Irving, mais aussi une forme d'autocritique puisque Garp utilise la recette du "sensationnel" alors que sa première nouvelle également enchâssée dans le récit reste sa seule production originale. Comme nous le verrons, des éléments de ce "sensationnel" sont récurrents dans l'oeuvre d'Irving.


Son génie consiste à puiser dans ses souvenirs (il a lui aussi été conçu hors des liens du mariage et n'a jamais connu son père biologique), en les enrichissant grâce à une imagination créatrice exceptionnelle. Le succès international que lui valut Le monde selon Garp fit de tous les romans qui suivirent des best-sellers. Mais ce qui est intéressant dans "Garp", à savoir la remise en question du "sensationnel" en termes de qualité alliée à une inspiration peu commune, ne vaut pas pour ses romans suivants, loin s'en faut. Car plus Irving écrit, moins il est inspiré. On peut se demander si la source d'inspiration ne s'est pas peu à peu tarie et si l'extraordinaire sens du burlesque d'Irving n'était pas l'apanage de sa jeunesse : il n'a que 38 ans quand il écrit "Le monde selon Garp".


Irving ne manque pas de lucidité. En effet l'épouse de Garp, Helen (c'était le nom de la mère d'Irving) cite le critique A.J.Harms (Harm veut dire "faire du mal") qui aurait écrit dans un article :"A mesure qu'il devenait de plus en plus autobiographique, le champ de son oeuvre se faisait plus étroit...Garp avait perdu la liberté d'imaginer véritablement la vie, trahissant du même coup la promesse qu'il s'était faite et aussi à nous tous, avec une oeuvre aussi brillante que la Pension Grillparzer. Selon Harms, "Garp ne pouvait être désormais authentique qu'en puisant dans le souvenir -processus distinct de l'imagination-, ce qui était non seulement néfaste pour lui sur le plan psychologique, mais encore beaucoup moins fécond".


Irving était-il conscient de cette difficulté à imaginer, lui qui ne craignait pas d'accumuler les péripéties les plus baroques dans un monde peuplé de personnages rocambolesques? Le fait même qu'il pose cette problématique de "l'inspiration-souvenir" semble le démontrer. On peut se demander toutefois pourquoi Irving, conteur exceptionnel, aurait tenu à établir un lien entre Garp et lui-même. Par ailleurs les trois "écrits" de Garp confirment cette distanciation entre Irving et son héros en même temps qu'ils posent une problématique de l'écriture, comme nous l'avons vu ci-dessus. La "torture de la mémoire" évoquée par Harms devient alors la page blanche de l'écrivain en perte d'inspiration. Garp fonctionne donc à un double niveau, le premier en tant que personnage actif au centre du roman et le deuxième en tant que fantôme-métaphore de l'imagination défaillante.


"La Pension Grillparzer" est peut-être l'élément le plus vital du roman en ce qu'il incarne précisément l'imagination créative. Le séjour du narrateur et de ses proches dans une pension miteuse que le père est censé noter (catégorie B ou C) en tenant compte de tous les paramètres nécessaires, jusqu'à la vérification kilométrique de la voiture quand ils quittent les lieux, les évènements ahurissants de cette nuit peuplée d'êtres invraisemblables (un ours avec un unicycle, un homme qui ne peut marcher que sur les mains, un conteur des plus suspects), tout concourt à faire de cette nouvelle un récit aussi cocasse que surréaliste.


Par ailleurs alors que la vie de Garp est devenue un demi naufrage, il tente de se rappeler "ce qui lui avait permis d'imaginer la première phrase de la Pension Grillparzer : "Mon père était employé par l'Office du tourisme autrichien..". Il essaye alors d'imaginer d'autres phrases de la même veine et aboutit à ce triste résidu de sa mémoire: "Le garçon avait cinq ans; il toussait, une toux plus creuse que sa petite poitrine déchirée". Cet enfant n'est autre que Walt mort dans l'accident de voiture qui provoque chez Duncan (l'aîné des enfants de Garp) la perte d'un oeil et chez Garp l'incapacité de parler: il devient ainsi malgré lui une Ellen-James au masculin. Notons ici l'utilisation de plus en plus fréquente du psychodrame à mesure que le roman se développe, comme le passage de la vie à la mort.


Il apparaît donc clairement que Garp n'est pas le pendant d'Irving. Fils de T.S.Garp (sergent-technicien Garp), produit de l'érection finale du soldat mourant, il s'appellera T.S.Garp, sans autre prénom que ces initiales. Le sergent finira amputé de la "parole" ("....arp" sont les derniers balbutiements qui décident J.Fields à agir) et il appartiendra à Garp de le "prolonger" et de trouver sa propre "voix".


L'univers de Garp est un univers de violence. De même que sa mère le protège, il passera plus tard le plus clair de son temps à protéger ses enfants. Garp et sa mère meurent assassinés. La mort de Walt détruit presque Garp et Helen. Duncan, le premier fils perd un oeil. La merveilleuse transsexuelle Roberta meurt. Une seule personne en revanche renait à l'existence : Ellen James, la jeune fille à la langue coupée par un violeur qui trouve finalement sa "voix" dans l'écriture vue comme libératrice cette fois, alors que les" Ellen-Jamesiennes", monstres hystériques à la langue coupée, disparaissent du paysage.


A ce sujet on peut s'étonner que John Irving n'ait pas cité le mythe de Térée et Philomèle. " While the myth has several variations, the general depiction is that Philomela, after being raped and mutilated by her sister's husband, Tereus, was transformed into a nightingale (mythe que l'on retrouve dans "La Terre Vaine de T.S.Eliot). Violée par Thérée, Philomèle se transforme en rossignol.


La violence dans "Le Monde selon Garp" trouve son paroxysme dans la nouvelle "Le monde selon Bensenhaver". Le conducteur d'une camionnette kidnappe une jeune femme sous les yeux de son enfant, dans le but de la violer. Sachant qu'elle n'en sortira pas vivante, elle utilise la seule ressource à sa disposition, le fameux recours au "sensationnel" et au "tordu" critiqué par l'éditeur et la femme de ménage, laquelle néanmoins se repaît de cette situation scabreuse, "morceau" de choix selon elle.


Pour en revenir aux éléments que l'on retrouve dans ses romans ultérieurs : prostituées, lutte, Vienne, ours, accidents mortels, parents absents, jeune homme/femme adulte, tous sont présents dans" Le Monde selon Garp", qui est à juste titre considéré comme un roman à part, "full of sound and fury". Vision d'un monde violent et chaotique, il anticipe l'incohérence d'une société qui part à vau l'eau. Grâce à une technique d'écriture qui n'appartient qu'à Irving, faite de récits entrecoupés de "sauts en avant" ("il devait par la suite../ plus tard Helen dirait que...") il crée une sorte de chaos fait de drôlerie (Ragoût-gras traitant Garp de "jap" et son chien Bonkers arrachant la moitié de l'oreille de Garp qui le lui rendra bien, pour ne citer qu'un exemple) et d'évènements dramatiques qui appellent la sympathie du lecteur. Car "dans le monde selon Garp nous sommes tous des incurables". C'est sur cette phrase que se termine "enfin" le livre.


Car c'est malheureusement un épilogue de quarante pages ( p.554 à p.594) que nous inflige cet auteur qui nous avait habitués à toutes sortes d'acrobaties. Nous étions sur les gradins d'un cirque, pas le pauvre cirque mourant de la pension Grillparzer, mais un cirque de grande classe et de haute volée, et voici que défilent un à un les personnages qui ne sont pas encore morts et dont l'existence future ne nous intéresse pas. Le procédé est désuet et l'effet néfaste. Que nous importe en effet que la fille de Garp prête le serment d'Hypocrate? A trop fignoler Irving enterre un roman plein de vie. Tous les personnages reviennent sur scène, y compris Michael Milton, l'homme dont le pénis avait été amputé...Il y a là un besoin de contrôle à l'opposé des pulsions de vie et de mort qui régentent notre existence. C'est ainsi que Garp explique ce que l'on éprouve à commencer un roman: "C'est comme d'essayer de ramener les morts à la vie...Non, non, ce n'est pas exact, c'est plutôt comme d'essayer de maintenir tout le monde en vie- à jamais". C'est ce que John Irving échoue à faire dans Le Monde selon Garp.


Cependant si l'on revient un moment sur "l'imaginaire" de Garp, et sur sa difficulté à écrire, on peut se demander si ce n'est pas en effet l'angoisse de l'écrivain qu'est John Irving dont il est question. "Un épilogue, écrivit un jour Garp (au début du chapitre intitulé "Le monde après Garp") est bien davantage qu'un simple bilan des pertes. Un épilogue sous couvert de boucler le passé, est en réalité une façon de nous mettre en garde contre l'avenir". Garp est encore vivant, mais le Crapaud est là, ce Crapaud qu'on a vu trop souvent. D'abord une Ellen-Jamesienne au volant d'une Saab tente de le tuer. Nous savons déjà que Garp va mourir, et sa mort annoncée ne nous désole pas. Avant d'en arriver là nous faisons la connaissance d'un énième personnage ( p.556), un jeune universitaire, Donald Whitcomb. "Jamais Donald Whitcomb ne devait oublier..". La formule a fait long feu, sans compter les considérations sur l'écriture qui n'en finissent pas. Le jeune Whitcomb dans sa biographie "devait soutenir que dans l'oeuvre de Garp, la période de l'épanouissement avait été en fait provoquée par le sentiment de la mort qui hantait Garp". Helen "devait" observer plus tard qu'en réalité la mort de Garp était une forme de suicide", et que "sa vie entière était une forme de suicide". Qu'elle ait été l'expression de la crainte de la perte d'inspiration chez Irving et à un niveau inconscient de la mort tout court, c'est possible. Sauf qu'en voulant introduire un énième élément tragique, il tue sa comédie.


Quand Pooh Percy devenue Ellen-Jamesienne entre dans le gymnase déguisée en infirmière et tire sur Garp en hurlant "Alauds de ioleurs!" (rappel du ...arp du technicien-sergent?), cette mort nous apparaît comme une mise en scène artificielle d'un évènement qui se voudrait tragique.


C'est ainsi que l'on voit dans cette fin si peu moderne qui n'en finit pas d'arriver, les limites de l'inspiration. Toutefois il ne s'agit plus ici d'une métaphore, mais d'une erreur stratégique. Si "Le monde selon Garp ", roman loufoque par excellence, ne prétend pas à la grandeur, il n'en reste pas moins que toutes les considérations sur les problèmes de l'écriture et le rebrassage final contribuent à étouffer sa qualité première: la vitalité.

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le 26 déc. 2015

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