Les as-tu en tête ces images de Gustave Doré traçant une Londres grouillante, cisaillée de perspectives démentes, titan au souffle rauque, fourmilière chaotique, amas de figures à peine humaines entassées dans les rues, les gares et au coin d'alcôves tout juste éclairées comme autant de poupées de chiffon démantibulées errant dans leur clapier de charbon ? C’est cette Londres suintante, perdant ses reliefs fous dans un ciel de suie que cet increvable fougueux de London s’emploie à rapporter ici. Pire encore, c’est une ville qui a eu le temps de macérer dans son jus abject depuis les gravures de l’autre génie, qui a eu le temps d’entretenir sa pourriture et de voir sa gangrène fleurir.


Et London de convoquer Doré dès ses premières pages, comme rappelant son crayon à la tâche pour offrir un grain nouveau à moudre dans le moulin dantesque de son imagination. Taudis visqueux, corps distordus et autres silhouettes improbables, ce sont les fantasmagories de Don Quichotte et les arabesques de chair mouvante du Styx qu’a dessiné jadis Doré qui s'invitent ici dans cette nouvelle Londres viciée et bouillonnante, reflet vague d'un obscur délire.


Il était une fois Jack London qui, dissimulant sa personne derrière haillons et vieilles guenilles comme le reporter animalier, bardé de feuilles, évoluant sous le vent pour observer les lions, s'engouffrait dans l’Est de Londres sous un paravent de marin égaré. C’est cet escapade dans les tréfonds d’un organisme de cauchemar qui est en partie relatée ici, plus de 80 jours à la mélodie des succions de pas dans la boue, des toux des mourants, du rire d’enfants aussi éphémère qu’une luciole dans la nuit et du halètement éreinté des victimes du froid humide, verglaçant jusque sur les ossatures improbables de ce peuple livide, excroissance bulbeuse sur la courbe d’une évolution taquine.


Bouquin inclassable, ni roman, ni témoignage, à mi chemin entre une fenêtre anthropologique et une plongée au cœur de la jungle, c’est cette singularité indéfinie qui le rend d’autant plus puissant et passionnant, plaçant son personnage central, irréductible aventurier à l’audace espiègle, comme le carrefour de sentiments multiples, seul à même de faire bourgeonner un fumet d’humour fougueux au milieu de cette lie nauséabonde. C’est toute la brutalité, la bestialité des oeuvres de London qui se retrouve dans ce nouveau voyage spéléologique au coeur de l’espèce, aux racines du primitif, des instincts primaires, où la loi antédiluvienne du “manger ou être mangé”, là où “la raison du plus fort est toujours la meilleure” retrouve toute sa nette signification, celle décrivant le conflit d’où naît toute vie. Et c’est avec la voracité du loup affamé par le jeun hivernal que l’on se retrouve à dévorer ce voyage au centre de la misère, ce plantureux repas pollué, grouillant de vermine et parsemé de dalles et murs baveux.


C’est la touche de London, celle d’un infatigable aventurier, qui donne l'arôme final à cet écrit lugubre. C’est la plume du grand nord, celle qui évoquait le retour d’un chien vers ses racines de chair et de sang, celle qui explorait les plus fondamentales des lois du monde vivant et celle qui embrassait avec verve les plus somptueuses des contrées immaculées qui conte ici la fausse à purin, le cul du chariot de mine, 20,000 lieues sur les caniveaux. Et c’est cette plume seule qui peut rendre ça aussi passionnant qu’effroyable.

zombiraptor
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le 8 sept. 2015

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zombiraptor

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