Le Pont de Bezons
6.4
Le Pont de Bezons

livre de Jean Rolin (2020)

C'est avec La traversée de Bondoufle que j'ai découvert Jean Rolin. Une idée originale : infatigable marcheur, l'auteur se contentait de décrire les endroits qu'il traversait, guidé par une boussole, la limite ville-campagne tout au long de la grande couronne qui entoure Paris. Ce n'était pas toujours passionnant, mais grâce à une écriture aussi subtile qu'élégante Rolin faisait exister son projet.

Encouragé par ce premier essai, je m'attaque au Pont de Bezons construit sur le même modèle, mais qui l'a précédé chronologiquement. Dans ce tome 1, donc, de la (dé)marche, Rolin suit tout simplement les rives de la Seine comme le montre la carte en ouverture du livre, sur une durée d'un an, non pas d'une traite mais en sauts de puce comme ce sera le cas pour Bondoufle. Ici, Rolin s'intéresse beaucoup aux communautés étrangères (Rom, Kurdes, Tibétains...), aux friches industrielles (comme dans Bondoufle), aux animaux (cygnes, poules d'eau, troglodyte, alouettes, "vanneau sociable", ragondins...), aux enseignes (Courte-Paille, Buffalo Grill, Mc Donald's...) et à quelques personnages hauts en couleur (un oncle Jef au passé trouble durant la seconde guerre mondiale, le facteur M. Loutre, un mystérieux "Celui-des-ours" dont on ne saura rien, sa cousine Françoise...). Parfois, quelques artistes sont convoqués : Caillebotte lorsqu'on croise une maison apparaissant sur l'un de ses tableaux, Mme de Sévigné, Proust et Maupassant. Bref, que ce soit sur les quais, dans une rue "aux coiffeurs" ou sur les sempiternels "chemins de halage", l'auteur décrit tout ce qu'il voit comme il le fera pour La traversée de Bondoufle.

Las, je découvre que ce tome 1 est beaucoup moins réussi. Moins de poésie (ou est-ce moi qui me lasse ?), moins d'événements palpitants et surtout moins d'humour. Car le plaisir pris à Bondoufle tenait aussi beaucoup à la formulation pleine d'esprit de l'auteur, rappelant son homophone François Rollin ou encore un Pierre Desproges.

J'ai tout de même relevé quelques bons moments. Page 75 :

Puis vient ce long alignement de réservoirs d'hydrocarbures, au-dessus du chemin, qui la première fois que je l'ai vu m'est apparu comme un des lieux où je pourrais un jour trouver refuge, ou du moins me cacher quelque temps, si j'étais recherché, hypothèse que mon âge et ma situation rendent parfaitement absurde, c'est une affaire entendue, mais qu'au demeurant j'ai toujours autant de plaisir à contempler.

Page 101, l'auteur retrouve dans Le Parisien un homme qui l'avait menacé d'une planche et désigné comme une "balance" à ses copains. Dans l'article il est décrit comme un infirme et bienfaiteur de sa communauté, ce qui ne laisse pas d'interpeller notre promeneur qui n'a pas vraiment ressenti les choses ainsi :

(...) premièrement, en me promenant quelques jours auparavant sur le chemin du Port-Brun (...) je m'étais certainement fait remarquer, et remarquer comme quelqu'un qui n'avait rien à faire là, et qui de temps autre [répétition du "et" ici assez mal venue], sans doute, s'était arrêté pour prendre des notes. Secondement, poursuivis-je en essayant toujours de me placer d'un point de vue favorable à l'homme à la planche, celle-ci, plutôt que comme une arme par destination, pourrait être envisagée comme une canne improvisée, s'il était avéré qu'il souffrait d'un handicap affectant sa mobilité. Troisièmement, en ameutant le peuple contre moi, il estimait sans doute agir d'une manière ou d'une autre pour le bien de sa communauté. Cependant ma magnanimité, de toute façon passagère, ne m'avait pas aveuglé au point de négliger que s'il s'était senti menacé par ma présence, c'était dans la mesure où il était en train de se livrer à une activité illicite (et peut-être effectivement répréhensible par surcroît), ou sur le point de s'y livrer, sans quoi d'ailleurs ce n'était pas le mot de "balance" qu'il aurait employé pour attirer sur moi la vindicte de ses partenaires : car pour devenir une balance, encore faut-il avoir été témoin de quelque chose à balancer.

Page 169, face à des bouteilles inexplicablement alignées, la parenthèse finale est savoureuse :

Car depuis ce moignon demeuré intact du vieux pont, on aperçoit, au sommet le plus proche des quatre piles orphelines situées dans son prolongement, des bouteilles vides, une fois de plus, mais debout, et rangées avec un certain soin, ce qui paraît exclure qu'elles aient été lancées, par exemple, depuis la position momentanément occupée par moi-même et par les rastas (à moins qu'elles n'aient été lancées par quelqu'un qui se serait entraîné toute sa vie pour parvenir in extremis à ce résultat).

Page 189, jeu sur les noms de lieux qui faisait beaucoup le sel de Bondoufle :

Et parmi toutes les rues (...) il en est une qui porte le nom de Cas-Rouges, dont on ne sait s'il se réfère à une maladie ou à une page glorieuse de l'histoire du prolétariat.

L'auteur nous conte aussi une histoire de nids de cygne que lui et sa cousine Françoise découvrent ensemble à deux endroits différents. Or, la naissance des bébés est constatée le même jour ! La conclusion est encore plus stupéfiante, page 193 :

Dans l'après-midi, lorsque j'ouvrirai ma tablette pour annoncer l'heureux événement à ma cousine Françoise, j'y trouverai un mail, arrivé en mon absence et accompagné d'une photographie, attestant qu'un événement semblable vient de se produire à Athis-Mons, et qu'on dépit d'un nombre supérieur d'oeufs il y est né le même nombre de poussins.

Quelques bons passages, mais qui pèsent tout de même peu sur l'ensemble. Le livre m'est bien souvent tombé des mains, j'ai peiné à l'achever. Incontestablement l'homme est sympathique, par son humanisme et son honnêteté intellectuelle, et l'écrivain est là. Mais rendre palpitant la banlieue parisienne est une vraie gageure, ici assez mal tenue. A moins que l'énergie m'ait tout simplement manqué pour m'investir dans les phrases, un bémol qu'il faut mettre à cette appréciation négative... Quoiqu'il en soit, la limite ville-campagne semble l'avoir mieux inspiré, ce qui augure peut-être un prochain tome agréable si l'on suit cette pente ascendante. A voir.

Jduvi
6
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le 21 déc. 2023

Critique lue 3 fois

Jduvi

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