De Junichirô Tanizaki, je m'étais forgé une image très rapide, après avoir lu il y a longtemps la préface de R. Sieffert à l'Eloge de l'ombre - par ailleurs un livre magnifique. Je ne sais pourquoi, je triais alors inconsciemment les informations du préfacier de telle sorte que j'en gardais jusqu'à aujourd'hui, jusqu'à Le pont flottant des songes, l'image d'un romancier un peu sulfureux, désinvolte ou audacieux, que je ne lirais pas dans l'immédiat.

C'est peu dire que ce livre m'a plu, et m'a fait changer d'avis.
Rien de plus classique, de plus sobre, de plus tendre que ce court récit (110 pages) qui raconte l'enfance et l'attachement d'un homme pour la seconde femme de son père, dont l'image, le visage, la douceur se sont rapidement mêlés au souvenir de sa défunte mère, perdue assez tôt, au point de former dans son cœur comme une seule et unique figure.

Il y a bien certains passages qui pourraient porter à la controverse ; la nouvelle mère de Tadasu, en effet, reprend le même nom que la précédente épouse du père, et cherche généreusement à se comporter avec l'enfant comme la mère défunte, jusqu'à l'allaiter et dormir avec lui. Or Tadasu a grandi, et passe quelques moments étranges avec elle entre ses seins (mêlant obscurément amour filial et désir, comme le dit bien la quatrième de couverture).
Mais ces passages sont traités avec un tel manque de surenchère et de voyeurisme qu'ils n'en sont aucunement malsains mais au contraire magnifiques. Comme souvent dans la littérature japonaise, c'est avec ce mélange si particulier de distance et de délicatesse, d'austérité du propos et de politesse que Tanizaki développe son récit et suscite toute notre émotion.

Cela me fait penser ici à ce que Godard disait des Contes de la lune vague après la pluie de Mizoguchi :
« Nulle image à proprement parler comique, triste, fantastique, érotique, et pourtant tout cela ensemble. L'art de Mizoguchi est le plus complexe parce qu'il est le plus simple...».
On retrouve exactement cela, il me semble, dans l'écriture de Tanizaki : pas exactement de l'érotisme, mais quelque chose d'érotique pourtant ; pas de pages tout à fait tristes, et cependant...
Et surtout, la profonde simplicité de sa narration.

Aucune dramatisation, aucun apitoiement, aucune leçon à retenir ; néanmoins, en lisant la dernière ligne, on se retourne devant un livre qui vient en fin de compte discrètement, sans dire mot, de nous raconter la trajectoire doucement mélancolique de plusieurs vies, jusqu'au seuil de la solitude et du deuil, au plus près du silence et de la mort.
C'est pour ce genre de réussite sans grandiloquence, si je puis dire, bien que le mot de "réussite" me gêne encore, que j'aime plus que tout cette littérature japonaise.
Nody
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le 13 juin 2011

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Nody

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