Cela faisait longtemps (22 ans, peut-être ?) qu'un auteur n'avait pas aussi profondément remis en cause mon paradigme global, fortement imprégné de Nietzsche et d'une mise à contribution un peu trop unilatérale de sa volonté de puissance dans l'explication des causes motrices d'un psychisme humain. Mais je dois bien reconnaître qu'Adler parvient à introduire et développer son mantra du sentiment social sans faire preuve de naïveté, ce que rétrospectivement, je ne peux que regarder comme un miracle au regard de la fermeté de mes convictions préalables.


Mais tout bien considéré, je dois admettre que mon adhésion un brin outrée à Nietzsche se justifie mal au regard de mon passé d'ex-futur biologiste. La volonté de puissance regardée comme seule maîtresse de nos destinées s'accorde certes à merveille avec la composante individuelle de l'évolution pensée en termes néo-darwiniens ; celle qui fait de la lutte pour la survie et pour la reproduction à l'échelle de l'individu le moteur le plus évident de l'évolution. Étayée par les théories du gène égoïste de Dawkins (qui n'est d'ailleurs en rien incompatible avec les comportements altruistes), cette vision perçante mais aussi un peu trop étriquée ferait de l'individualisme le credo silencieux de la nature humaine. C'est oublier un peu vite que nos plus proches collatéraux et nos ancêtres homininés sont ou furent tous des animaux grégaires.


À ce titre s'opère alors une sélection à un second niveau, dite sélection de parentèle ou sélection sur le groupe. L'individu isolé n'a aucune chance face à la dureté de mère nature ; seuls la famille ou le groupe réunissent les conditions de sécurité nécessaire à la survie et la reproduction des individus. En cela, on comprend sans faire appel à des notions plus poussées l'importance de la grégarité dans le développement de l'espèce, et la favorisation de tendances à la collaboration entre individus.


On peut de prime abord, je le conçois, raisonnablement douter d'une traduction directe de ces données de base de notre programmatique en des termes psychologiques. Tout comme le lien entre les impulsions nerveuses et la pensée, la frontière entre nos déterminismes biologiques et la psyché telle qu'elle nous apparaît dans toute sa complexité demeure trop difficile à concevoir de façon fluide et élégante pour ne pas être tenté d'y introduire une dimension transcendante, par définition impalpable et au-delà de notre expérience, par exemple celle de l'âme humaine. Je n'aime pas vraiment ces réponses, parce qu'elles sont trop rapides, trop définitives, et qu'elles tuent le mystère alors même qu'elles prétendent l'immortaliser.


Si toutefois ces notions persistent et persisteront toujours, c'est bien parce qu'indirectement, elles comblent un vide laissé par les limites de nos capacités conceptuelles. Si la connaissance directe de ce que sont réellement la pensée et le psychisme nous échappe encore en dehors de leurs manifestations, je crois pourtant possible de remonter leur genèse progressive, en la questionnant selon des termes évolutionnistes, de façon à savoir si les lois qui régissent les comportements animaux (régis par les seules influences sensorielles et hormonales) s'accommodent toujours de la complexité d'une psyché, y survivent seulement à l'état de traces ou possèdent au contraire encore une influence significative.


C'est là tout l'enjeu de la psychologie individuelle d'Adler ; chercher dans le sentiment social un absolu vers lequel tendre, non pas au regard de l'Absolu lui-même, non pas comme le Bien, le Juste, le Vrai, mais comme une conformité au sens de l'évolution et du champ restreint de l'expérience humaine (à cet égard, sa démarche a quelque chose de curieusement... nietzschéen). À ce titre, je ne crois pas que l'ancien disciple de Freud se soit trompé en cherchant dans notre passé biologique commun la racine de nos constructions psychiques.


Le saut abrupt dont je parlais plus haut et qu'il est nécessaire de réaliser pour concevoir un lien causal entre des comportements animaux instinctifs et des attitudes modelées et choisies par un esprit humain peut, je l'ai dit, être en partie éclairé par un retour spéculatif aux premières étapes du développement d'un psychisme véritable, questionnées en termes évolutifs. À ce moment charnière, il suffit de considérer que, dans une dynamique où sont favorisés les attitudes et les comportements qui rendaient l'individu et le groupe apte à survivre (à savoir les comportements de coopération), ont aussi été favorisés les individus développant une inclination affective amenant vers de tels comportements. La sensation agréable/désagréable qui attire ou écarte l'animal au moment d'effectuer un choix se serait ainsi traduite petit à petit dans le domaine affectif, favorisant les groupes constitués d'individus liés par un sentiment d'appartenance fort à la communauté. Ce que je voulais dire, c'est qu'il n'est pas besoin d'une compréhension profonde de la nature des liens entre sensation et sentiment pour saisir qu'ils répondent aux mêmes lois de sélection en tant qu'ils sont tous deux des agents moteurs qui poussent l'individu à agir de façon conforme ou non aux exigences de la pression sélective de leur environnement.


Aux côtés d'Adler, j'irai même plus loin qu'une simple affirmation de l'égalité entre volonté de puissance et sentiment social dans l'importance qu'ils prennent au sein d'une psyché. La surhumanité nietschzéenne, si on la regarde à l'aune des critères adlériens, se confronte nécessairement, dans sa tentative de dépassement perpétuel, à un sentiment d'infériorité sur la vie dont certains problèmes ne peuvent être résolus, à savoir les questions de transcendance qui recouvrent et surplombent toute tentative de maîtrise (de connaissance) chez un esprit dont les aspirations sont absolutistes et ne s'accommodent jamais d'imperfections. Si de telles considérations plaident sans ambages en faveur du bonheur supérieur d'une vie guidée par des instincts sociaux plutôt que par une quête de puissance individuelle - bien des gens simples mènent des vies heureuses quant Septime Sévère ne pouvait que s'exclamer : omnia fui, nihil expedit ! - il n'y a guère moins qu'un pas à supposer que l'évolution tendrait à gommer petit à petit un individualisme qui pousse le sujet à l'inconfort (sinon à la souffrance), à l'isolement et diminue son efficacité quant aux questions d'ordre pratique et ses possibilités de reproduction.


Ceci, bien entendu, n'est pas un plaidoyer. La question n'est en rien résolue de savoir s'il faut préférer le bonheur à l'élévation personnelle, et je ne prétend en rien que les deux sont incompatibles en tous points. Adler incline néanmoins à penser de façon assez nette que bien souvent, la seconde s'écarte du premier.


Quant à la théorie elle-même, je ne peux cependant pas laisser d'être agacé par les quelques relents d'hypocrisie qui peuvent la sous-tendre. Adler, après tout, ne cesse de reprocher à Freud de ne rien voir qu'à l'aune de la libido, pour, à son tour, ne rien considérer qu'à celle du complexe d'infériorité et d'une éducation gâtée. Je ne peux que regretter de n'avoir pas devant moi tout le temps nécessaire à consacrer à ces deux grands auteurs, de manière à tenter de concilier un peu mieux deux théories sans doute bien moins foncièrement incompatibles que les égos de leurs concepteurs. Le sens de la vie, moins pompeux que son titre peut le laisser craindre, fut quoi qu'il en soit un voyage aussi intéressant que crédible.

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le 6 sept. 2017

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