C'est que je suis bien incapable de comprendre l'engouement général pour ces écrits, cette pensée. Devant le déséquilibre flagrant sur ce site, je me devais d'y aller de mes petits commentaires.
Comprenons-nous bien : je me considère comme un grand admirateur du cinéaste. J'aime son œuvre, j'aime chacun de ses films, il y en a dans mon top 10, il y en a plus encore dans mon imaginaire top 50, mais, surtout, ils sont tous dans mon corps.

Mais quand nous lisons un livre, tout particulièrement si c'est un essai, il ne faut jamais prendre tout ce que l'on nous donne comme comestible, à plus forte raison si le sujet n'est rien moins que l'Art dans le Monde, avec majuscules. Pas même si nous adulons l'auteur, et que tout ce qu'il a fait se rapproche à nos yeux de l'or du Rhin.

Alors, d'aucuns seront entièrement d'accord avec les vues de Tarkovski, qu'il énonce par ailleurs tout à fait honnêtement (enfin, rien de notable sur l'aspect de la littérature, mais ce n'est pas ce que nous lui demandons ici).
Pour les autres, il faut se réveiller : pour ma part je suis incapable d'accepter la terrible étroitesse d'esprit dont il fait preuve à chaque instant. Soyons réaliste, si nous avions discuté tous deux de ce sujet, nous en serions venus aux mains.
Une autre partie du problème réside dans le fait que l'idéalisme de Tarkovski est particulièrement difficile à endurer. Sa vision monodirectionnelle de l'art, qui ne laisse place à aucune autre possibilités, est en plus aux antipodes de la mienne. Jugement personnel, subjectif, de ma part, certes. Au moins ai-je le bon-sens d'en être conscient, contrairement à l'auteur qui nous assène ses vérités sans une seconde se remettre en question sur la possibilité de buts parallèles, voire perpendiculaires, à la droite rectiligne que trace sa vision du destin de l'art. Une vision, que l'on me pardonne l'adjectif, torpennienne, pour commencer.
Mais le problème est aussi plus large, et là je ne vois pas comment nous réconcilier : sa vision de l'art est très [très très très] fortement empreinte de ses croyances religieuses. Comprenons-nous bien, deuxième opus : je suis tout à fait prêt à accepter les pensées de réalisateurs croyant en ce qu'ils veulent, du christianisme au chamanisme gnawa si besoin. Mais je suis directement moins enclin à leur pardonner cette terrible pensée étriquée qui est la sienne. Peut-être est-ce dû à son ton si péremptoire : « j'ai réfléchi, petit, maintenant, écoute la vérité ».
Il me rappelle étrangement un enfant, à qui un copain ou quelque expérience vécue aurait montré, fait comprendre, une idée, et qui l'appliquerait sans se poser la moindre question. Un premier degré dans sa réflexion qui la rend trop plate, très fade. S'il était moins occupé à affirmer et plus à montrer, peut-être son propos paraîtrait-il moins faible.

Quant au problème de la spiritualité, cette petite citation devrait vous aider à mieux comprendre le problème que j'essaye de mon côté de soulever : « Le problème soulevé par l'avant-garde est aussi celui du XXe siècle, une époque où l'art s'est progressivement éloigné de la spiritualité. La situation est particulièrement désastreuse dans les arts plastiques, qui sont carrément vidés de toute spiritualité » (p. 91). Qu'est-ce à comprendre ?
Ce qu'il nous dit, concrètement, c'est entre autre que les arts plastiques, du fait de leur déspiritualisation inhérente au XXe siècle, ont pris un tournant particulièrement désastreux. Premièrement, non les arts plastiques n'ont pas pris un tournant désastreux, au contraire, ils ont poursuivis une évolution formidable, organique plutôt que linéaire, un foisonnement créatif jamais égalé avec une ouverture des possibilités ayant donné lieu à toutes sortes d'avancées.
Deuxièmement le XXe siècle est celui durant lequel l'art a poursuivi son affranchissement entamé au XIXe de la règle de créer dans les bottes de son prédécesseur, avec des abus et des dérives, certes (et là encore, chacun considère que telle branche est une dérive, que telle autre est un don du Ciel ou d'ailleurs), mais déjà sous-entendus par le relativement nouveau principe de créer en rupture avec son prédécesseur.
Et troisièmement, la déspiritualisation en art (déjà n'est que secondaire dans le domaine des arts, participe d'un mouvement politique, social, en premier lieu) n'est pas tant à la source de cette prétendue dégénérescence qu'une idéologie philosophique apparue au XIXe et mentionnée ci-dessus.
Problème de datation donc, problème d'une subjectivité outrancière aussi (comme toujours chez lui), et problème du rôle de la spiritualité. Non, il m'est impossible d'être d'accord, ou même de ne pas déprécier un tel jugement, autoritaire, empreint de religiosité mal placée, et très objectivement faux.

Ou lorsque, juste après sur la page 91, il trace ce trajet :
Notion d'avant-garde appliquée à l'art = y admettre la notion de progrès = se demander si Thomas Mann est meilleur que Shakespeare.
Pardonnez-moi, mais lisez-vous la même chose que moi ? C'est un pur sophisme, où tous ces signes « = » sont honteux, connecteurs logiques ridicules, bien qu'affirmés avec l'audace du juste, jouant sur le sens des mots.
La notion d'avant garde appliquée à l'art n'est pas synonyme de progrès, mais au contraire d'évolution, de développement. Il faut supprimer la composante temporelle méliorative contenue dans la notion de progrès, car une avant-garde n'implique pas forcément le développement d'un mouvement meilleur mais souvent simplement différent, voire opposé. D'où le fait que si l'on oublie les quelques ignobles Cocteau et affiliés qui ont participé à la détérioration de la notion d'avant-garde et de développement de la pensée, on parle de développement, de changement (qui s'opère en rupture ou en continuité avec le prédécesseur) et non de progrès. Dès lors la notion d'avant-garde en art n'a strictement rien à voir avec se demander lequel de deux incomparables est le meilleur, au contraire elle renforce l'impossibilité de comparer deux personnalités qui n'ont rien à voir, rien à mettre en commun, sauf sur une prétendue échelle de plaisir, qui n'est pourtant qu'une illusion, car jamais identique, jamais même semblable d'un univers à un autre (hum, avis à SC. Mais je m'égare).
Non, le chapitre « prédestination et destin » est encore plus puant que les autres, je crois que c'est celui qui tient le ponpon.

Sa pesante condescendance aussi, qui ré-apparaît de page en page, finie par peser. Son postulat est le suivant : si le cinéma ne sert pas les intérêts les plus hauts, c'est qu'il a été détourné par des gens aux « intérêts plus grossiers » (p. 59, pour ne citer qu'elle car les exemples sont légions). Il n'admet pas le cinéma de divertissement, et semble ne pas concevoir qu'au sein du cinéma de pur divertissement peut se cacher de l'art. En fait très XIXe comme mentalité.

Pour ma part, et de mémoire, je dirai que :
NON, l'artiste n'est pas forcé de s'effacer de l’œuvre. Il peut exprimer son point de vue. Et NON, ça ne fait pas de lui quelqu'un qui cherche à convaincre, simplement quelqu'un qui parle. Plus dangereux peut-être d'ailleurs.
NON, la fonction de l'art n'est pas forcément de « préparer l'homme à sa mort, de labourer et d'irriguer son âme, et de la rendre capable de retourner vers le bien ». Foutre non !
NON, « l'absolue fidélité [du génie] à lui même » n'est pas la seule expression du génie, et SI, ce dernier peut s'exprimer par la « perfection d'une œuvre » en soi. C'est là une partie de la position proustienne il me semble. Pour ma part j'accepte les deux, et n'ai jamais réussi à en invalider une à l'exclusif profit de l'autre. Elles coexistent, s'entremêlent, sont indissociables d'ailleurs.

Déception, colère aussi.
Ce n'est qu'une petite critique rédigée en amateur, en tant que telle ne lui demandons pas ce qu'elle n'a pas ambition de donner (= une étude systématique et approfondie de mes reproches à la pensée tarkovskienne). Je n'ai ni le temps ni l'envie de creuser plus avant, le seul but était de faire un petit contrepoids à l'admiration générale pour ces écrits qui laisse trop penser, pardonnez-moi encore, à une absence de réflexion personnelle et de recul de la part de lecteurs d'avance conquis à la cause de l'auteur.

En conclusion, je dirai que le gros défaut de ce dévoilement de la pensée de Tarkovski, c'est l'égoïsme flagrant dont il fait preuve. Son cinéma a beau être grand, ça n'est jamais – théoriquement – qu'un cinéma égoïste, comme centré sur lui-même, qui ne regarde ailleurs que pour siffler ses remarques pernicieuses irréfléchies. Le cinéma ne DOIT pas être ça, il PEUT l'être. Et fort heureusement, il peut être des millions d'autres choses.
Adobtard
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le 22 oct. 2013

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Adobtard

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