Dans ce livre, Tarkovski nous donne une vision bien précise de tout ce qui constitue, selon lui, le cinéma. En s'appuyant sur sa pratique, il a développé de nombreuses théories. D'ailleurs, il remet la naissance de chaque théorie dans son contexte.

Il reproche au cinéma de n'avoir pas encore pris son indépendance à l'égard des autres arts. Pour lui, on force les films à se plier à des lois, des conventions qui, au fond, leur sont étrangères. Cela donne un cinéma qui n'est plus qu'un «dérivé», qui repose sur des «principes propres à d'autres formes artistiques», particulièrement la littérature ou le théâtre. C'est par trois exclusion que Tarkovski propose une définition de l'œuvre cinématographique : le cinéma doit se débarrasser des conventions théâtrales, du naturalisme et de toute forme de conceptualisme. En fait, Tarkovski pense que le cinéma n'a pas encore trouvé ses propres codes. C'est d'un cinéma dépouillé un maximum des lois du genre, des passages obligés dont parle Tarkovski pour l'avenir. Un cinéma dont le langage et la poésie resteraient à inventer par réalisateur. Mais faut-il alors s'orienter dans un film à l'objectivité documentaire? Tarkovski, écarte aussi cette solution : «Une séquence peut être filmée comme un documentaire, les personnages habillés avec un soin naturaliste, la vie même reconstituée artificiellement, le film sera encore loin de la réalité». Le naturalisme est avant tout une convention comme une autre, tout comme l'enchainement linéaire est une obligation du théâtre. Mieux vaudrait faire confiance à l'auteur pour s'échapper des conventions et pour mettre en œuvre une vraie économie de symbole. Le laisser nous montrer la vie telle qu'il la perçoit et l'appréhende. «Il faut s'armer d'observation de la vie elle-même, et non pas jouer à l'expressivité en construisant une vie factice, dénuée d'âme et toute en clichés». N'est-ce pas le propre de l'art, que de se servir de la vie pour l'élever à l'idée ? La vie n'est en fait qu'un matériaux indispensable à la création d'une œuvre cinématographique. Mais le but n'est pas de trop vouloir signifier cette vie au risque de la vider de sa réalité : «Pour être expressive, on a dit qu'une mise en scène devait dégager simultanément un sens évident et une signification plus profonde. Eisenstein a beaucoup insisté là-dessus. Mais cette conception est trop simpliste, car elle fait surgir des conventions inutiles, qui violentent et dénaturent le tissu vivant de l'image artistique». Pour garder le réel dans le jeu de ses acteur, Tarkovski tient ses acteurs dans l'ignorance du devenir de l'action, pour qu'ils ne se figent pas dans un rôle prévisible. Ses acteurs alors vivent la scène comme celle-ci leur vient et n'essaie pas de se créer leur rôle au préalable. Leurs personnages (caractère, sensibilité, ...) se dessinent au fil des scènes pour un effet des plus réaliste. Tarkovski n'essaie pas de faire passer des idées dans ses films, seule la poésie prime. Il cite d'ailleurs Pouchkine en disant « La poésie doit être un peu bête». Voilà donc le cinéma tel que Tarkovski le souhaiterait. Il s'agit d'être aussi sobre dans la manière de montrer que rusé et authentique dans les mises en rapport, car c'est à travers cela que le spectateur aura le loisir d'avoir un regard sur la vie tel que perçue par l'auteur.

Avec cette importance accordée à l'association, à la logique poétique, on pourrait s'attendre à ce que Tarkovski donne une place de choix au montage. C'est pourtant à ce propos qu'il se révèle le plus virulent. Sur Koulechov et Eisenstein : «Je ne peux être d'accord avec ceux qui prétendent que le montage est l'élément central du film». Ces adeptes du «cinéma de montage» ont montré, dans les années 20, toute la puissance dialectique que pouvait recéler le montage : «le montage assemble deux concepts pour en engendrer un troisième». Ce que critique là Tarkovski, c'est le jeu de concepts qui essaie d'agencer des morceaux de film «sans vie». Il se bat contre un cinéma parfois trop technique qui tue la spontanéité et la poésie d'un film. La vie a, rappelle Tarkovski, un paramètre inévitable qui est celui du temps. C'est juste de cela que se joue le cinéma. On peu essayer de créer un substitut de temporalité dans la durée du film ou comme le fait Tarkovski, on peut essayer d'en toucher la substance, qui n'a d'autre nom que le rythme : «Le rythme d'un film ne réside donc pas dans la succession métrique de petits morceaux collés bout à bout, mais dans la pression du temps qui s'écoule à l'intérieur même des plans. Ma conviction profonde est que l'élément fondateur du cinéma est le rythme, et non le montage comme on a tendance à le croire».

Privilégier le rythme contre le montage c'est aussi demander au cinéaste de sacrifier, parfois, ses concepts, ses procédés, ses bonnes idées, pour laisser les choses se révéler, dans le temps qui s'écoule. Le mot de sacrifice n'est pas anodin car c'est le titre du dernier film de Tarkovski et celui du dernier chapitre du Temps scellé. Le premier renoncement du cinéaste est celui de l'ego d'artiste s'effaçant devant les choses mêmes. Il y a donc à la fois une indispensable humilité de l'artiste, qui ne fait que mettre ses moyens à l'écoute du temps, et une vraie responsabilité, dans ce qu'il décide enfin de donner à voir. Car Tarkovski rappelle que faire du cinéma oblige d'avoir un sens moral, un éthique. Au cours du livre, le discours sur le cinéma se transforme lentement en une réflexion sur l'art et ensuite sur la destinée de l'homme : «L'homme moderne se trouve à la croisée de deux chemins. Il a un dilemme à résoudre : soit continuer son existence de consommateur aveugle, soumis aux progrès impitoyables des technologies nouvelles et de l'accumulation des biens matériels, soit trouver la voie vers une responsabilité spirituelle, qui pourrait bien s'avérer à la fin une réalité salvatrice non seulement pour lui-même mais pour la société tout entière. Autrement dit, retourner à Dieu.»


J'ai trouvé ce livre très intéressant et je partage l'avis de l'auteur sur plusieurs points de vue. J'ai apprécié les références, les citations et autres anecdotes qu'a donné Tarkovski pour illustrer ses pensées. Le seul point négatif aura été les redites. Celle-ci, assez nombreuses dans cet ouvrage, alourdissent la lecture. En résumé, c'est un livre qui m'a plu même si je me suis essoufflée un peu sur la longueur.
FannyD
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le 19 juil. 2011

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Blow Up

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