D’aucuns estimèrent que cet essai publié en 1932 était politiquement sulfureux, Jünger s’en est largement défendu, foutons-lui la paix. Il y décrit le triomphe de son travailleur dont le destin est de balayer le bourgeois individualiste et capitaliste, en un mot, nihiliste. On va essayer de résumer le truc (et je ne reviens pas sur la bio de Jünger).


D’abord et sans surprise, le travailleur jüngerien n’est pas l’ouvrier floqué de la faucille, il est aussi le militaire, le professeur, l’artiste ou le prêtre. Il n’est pas une catégorie sociologique : il est une figure (Gestalt) dominante et totale, indécomposable en ses parties (une sorte de monade leibnizienne si l’on veut), une figure à partir de laquelle toute la réalité s’organise, se définit, et se donne à voir. Le travailleur jüngerien est une figure métaphysique, englobant toute réalité.


Jünger a forgé sa vision du travailleur « figure totale » dans les tranchées de la WWI. Cette guerre mobilisa jusqu’à l’os toutes les forces de la nation allemande, technologiques, industrielles, politiques et morales. Mobilisation totale et inédite dans la longue histoire des guerres européennes, remarque-t-il (les guerres d’antan ne nécessitaient que des mobilisations partielles). « La défense armée du pays n’est plus l’obligation et le privilège des seuls soldats de métier, elle devient la tâche de tous ceux qui sont susceptibles de porter les armes. »


La figure du bourgeois émerge alors : au front le bourgeois est toujours prêt à négocier pour sauver sa peau ou atténuer ses peines, le travailleur non : il est au front pour mourir sans négociation possible (et l’idée de négocier ne lui viendrait pas).


Aussi le bourgeois est-il l’homme qui reconnaît la sécurité comme valeur suprême et qui détermine en fonction d’elle la conduite de sa vie, tout son effort consistant à calfeutrer hermétiquement l’endroit où il vit contre l’irruption de l’élémentaire. (note à moi-même : sans doute la plus belle définition du bourgeois - dont je suis - jamais trouvée auparavant).


Le bourgeois considère généralement l’élémentaire (et son corolaire l’insécurité) comme une absurdité à contenir entre les murs de la raison. Le bourgeois jüngerien n’est pas à chercher dans un rapport de domination économique ou culturel mais dans son refus de l’élémentaire, du danger : sera dit bourgeois celui qui sans cesse négocie sa sécurité, physique, économique etc. Les autres seront des travailleurs, ou des travailleurs-soldats.


Conséquence immédiate : l’idéal bourgeois est un idéal contractuel. « Est société (pour le bourgeois) l’ensemble de la population du globe qui s’offre au concept comme l’image idéale d’une humanité dont la division en États, nations ou races ne repose au fond sur rien d’autre que sur une erreur de raisonnement. Cette erreur de raisonnement sera cependant corrigée au fil du temps par des contrats, par les « Lumières » (françaises), par une moralisation générale, ou tout simplement par le progrès des moyens de transport. Est société l’État dont l’essence s'estompe dans la mesure même où la société le soumet à ses critères. Cette agression se réalise à travers le concept de liberté bourgeoise qui a pour tâche de transformer tous les liens de responsabilité mutuelle en relations contractuelles à terme. » La relation contractuelle vise à empêcher l’irruption de l’élémentaire, si le contrat est suffisamment bien ficelé etc Si l’on cherche un pont avec notre époque, selon cette approche, le chômeur en contrat avec l’Etat (pointage à Pôle Emploi, recherche active de travail.. en contrepartie de versements d’allocations) est un bourgeois.


La figure du travailleur-soldat est immortelle - chacun des soldats tombés au front est plus vivant que jamais -, celle du bourgeois est rongée par le temps.


« Les sources de l’élémentaires sont de deux ordres. Elles se trouvent d’une part dans le monde qui reste toujours dangereux, comme la mer qui recèle en soit le danger, même dans les moments du plus parfait calme plat. Elles se trouvent en second lieu dans le cœur humain qui aspire aux jeux et aux aventures, à la haine et à l’amour (…) qui éprouve un besoin de danger autant que de sécurité, et à qui un état de sécurité fondamentale apparaît à juste titre comme un état imparfait. »


Ce que n’avait pas su voir un Zweig et son plantage magistral mais si bien écrit Le monde d’hier : souvenirs d’un européen. Le monde bourgeois créé des parcs naturels où l’on maintient en vie à titre de de curiosités les derniers restes du dangereux et de l’extraordinaire : les 2 guerres réduiront à néant cette utopie, avant qu’elle ne renaisse de ses cendres sous le doux nom sorosien de Cour européenne des droits de l'homme.


La mobilisation totale du travailleur-soldat, dont n’est pas capable le bourgeois fût-il soldat, transforme toute son existence en énergie (rappelons que le travailleur-soldat n’est pas nécessairement un militaire, il participe à « l’effort de guerre », au front bien sûr, mais aussi à l’arrière dans son atelier de peintre, dans son église, dans sa boulangerie etc). Le bourgeois travaillera pour ses intérêts particuliers, le travailleur-soldat orientera son énergie vers une finalité qui le dépasse, notamment grâce au développement de la technologie toute puissante. Le travailleur-soldat ne peut être défini par une classe, ou des catégories sociologiques, il est chez Jünger l’instance métaphysique exprimant le stade ultime de la volonté de puissance nietzschéenne.


Dans son Hypérion, Hölderlin fera, atterré, le constat d’un monde germanique modal, affairé, calculateur, bien que très atténué, son époque n’étant pas à la démesure du XXème siècle. Il accusera l’apollinisme allemand. Jünger renverse la proposition et déclare venue l’ère dionysiaque du travailleur-soldat prussien dont le travail est l’unique instrument de domination. Dionysiaque parce que non contrôlable par le bourgeois. Loin des amertumes de Hölderlin..


De fait Jünger développe une métaphysique radicale et spécifique à notre époque, qui est la civilisation du travail, travail déterminant entièrement le rapport que nous avons au monde : la réalité jüngerienne se déploie comme une immense énergie qui ne demande qu’à être libérée pour assurer la domination totale de la technique (de la technologie dirait-on aujourd’hui) sur le monde. Pensée assez proche du mouvement futuriste sans doute..


Ceux intéressés par le parcours intellectuel de Jünger trouveront cet essai en collection Poche, avec neuf autres du même auteur, dans un imposant volume : https://www.livredepoche.com/livre/essais-9782253186557


Merci à mon libraire.

-Valmont-
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le 22 févr. 2020

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