Au royaume des critiques vaines, celle-ci se pose là. Oui parce qu'il s'avère qu'il est plus ou moins impossible de trouver une traduction française de Potop (et d'ailleurs de La Trilogie dans son ensemble, excepté peut-être pour le premier), si tant est qu'il en existe seulement une traduction complète... Les deux seuls moyens de découvrir le bouquin sont : soit de se mettre au polonais (option polonais médiéval), soit de se procurer une traduction anglaise, sachant qu'elles sont presque aussi impossibles à trouver que leurs (supposées) comparses françaises, et qu'elles sont outrageusement onéreuses.
Féru de Sienkiewicz, et ne pouvant pas continuer à vivre véritablement sans connaître son œuvre majeure, je cassai plus ou moins allègrement ma tirelire et me fis un cadeau à moi-même de l'intégralité de La Trilogie en anglais, soit 2600 pages (pas d'introductions, pas de notes, petite police) regroupées en 5 volumes format 13x20. Il me passa brièvement par l'esprit l'idée que j'étais plus ou moins fou. Mais la lecture de cette œuvre monumentale me confirma rapidement de la salubrité de mon acte.


Alors, que je vous explique. Le Déluge est le second opus d'une saga historique connue sous le nom de La Trilogie, qui traite de différents conflits que connut la Pologne du XVIIème. Il est précédé de Par le fer et par le feu, qui s'intéresse à la guerre ukraino-polonaise ou Révolte de Khmyelnitski (je précise ici que, comme il existe trente millions d'orthographes différentes pour chaque nom propre, j'utiliserai les noms tirés de mes traductions anglaises), et suivi de Messire Wolodyjowski qui a pour cadre la guerre polono-turque. Initialement parue en feuilletons dans les journaux, cette trilogie fut écrite, selon son auteur, pour donner du baume au cœur au peuple polonais (lorsque commence à être publié Par le fer et par le feu, en 1884, cela fait presque un siècle que la Pologne n'existe plus, le fruit de partages successifs entre avides voisins.)


Alors, Le Déluge. C'est le tome le plus imposant de la série (1258 pages quand même !), consacré à la deuxième guerre suédo-polonaise ou Première guerre du Nord. La Pologne, pays qui serait tranquillement dans le top 3 des pays à l'histoire la plus mouvementée, fait à ce moment-là (1655) partie de la République des Deux Nations (Royaume de Pologne et Grand-Duché de Lituanie) régentée par Jean II Casimir Vasa. Après les Chevaliers Teutoniques, après les Cosaques (qui font toujours plus ou moins partie de la fête), c'est au tour des Suédois d'envahir le pays. Charles X Gustave de Suède et ses alliés (les Russes, les Cosaques, la Marche de Brandebourg, le Duché de Prusse) voyant l'état de faiblesse de la République, sont bien décidés à se tailler une bonne part du gâteau. C'est cette invasion suédoise qui est connue dans l'histoire sous le nom de Déluge. Alors je vous passe les détails de ce qui va s'ensuivre, parce que je ne voudrais pas spoiler au cas où (hypothétique)... Mais de toute façon, je suis bien conscient que la guerre suédo-polonaise n'a de secrets pour personne.


Donc ça c'était le contexte historique; maintenant le côté romanesque. On (je ?) retrouve avec plaisir trois des protagonistes de Par le fer et par le feu : le héros du premier opus, le preux Yan Skshetuski, qui dans Le Déluge est beaucoup plus effacé que les autres, Michael Volodiyovski et sa moustache frétillante; Volodiyovski, le plus petit des chevaliers (mais le plus balaise à l'épée, tu peux même pas test), qui deviendra le personnage éponyme du troisième opus. Et enfin, le plus drôle d'entre tous, un de mes personnages préférés de la littérature, ce hâbleur de Zagloba, le mythomane ultime, qui, même s'il commence à se faire un peu vieux, ne fait que redoubler d'ardeur dans ses fabulations et sur le champ de bataille, eh oui ! Pas si bravache que ça le Zagloba... Après s'être couverts de gloire contre les Cosaques de Khmyelnitski et de son plus terrible lieutenant, Bohun, tous trois s'apprêtent à remettre ça, en taillant du Suédois cette fois.


Le héros de cet opus-là, c'est le redoutable Kmita, tout de braise, qui, par la volonté testamentaire du défunt patriarche des Billevich, se voit octroyer une sympathique propriété dans la région de Jmud, à la frontière de la Lituanie, et la fille qui va avec, la belle Aleksandra, descendante directe de feu Pan (messire) Billevich. Mais celle-ci est également placée sous la tutelle des habitants du district de Lauda, qui ont reçu pour directive de la protéger et d'empêcher l'union si jamais Kmita était devenu indigne d'elle. Le problème c'est que Kmita, qui est certes une légende au sein de l'armée, a un tempérament de feu, et qu'il est entouré d'une sacrée bande de canailles, et on sent que quelque chose va assurément dégénérer. Ça ne manque pas, et commence une série de conflagrations qui vont se mêler au tourbillon de la guerre, une des plus complexes dans l'histoire houleuse de la République des Deux Nations...


Tout comme le Skshetuski de Par le fer et par le feu, Kmita est intéressant car c'est un personnage torturé. Torturé entre patriotisme, amour, bien personnel, vengeance, (et même au fer rouge, ha ! ha !). Là où il est plus intéressant que Skshetuski, c'est qu'il est bien moins manichéen que ce cher Yan...
Les personnages féminins sont également très importants dans La Trilogie, et bien souvent beaucoup plus dignes que les bonhommes. Dans Le Déluge, les trois principales sont Aleksandra, Anusia et la reine, et elles sont toutes (Anusia un peu moins, mais c'est parce qu'elle est trop occupée à papillonner dans toutes les directions) des modèles de vertu, et de droiture en particulier.
Il y aussi les personnages historiques : les rois Yan Kazimir et Karl Gustav, leurs chefs militaires respectifs, dont les brillants Charnyetski et Sapyeha côté polono-lituanien, et au premier plan les traîtres princiers, les frères Radzivill (Janush et Boguslav, pas Michael).


Ajoutez à cela une pléthore de personnages secondaires, dont l'exquis Roh Kovalski, qui fait écho à Pan Podbypienta de Par le fer et par le feu, et ça vous donne une fresque colossale. Sienkiewicz, même s'il prend des libertés, comme tout bon auteur de romans historiques qui se respecte, est un historien minutieux, excellant dans la reconstitution des batailles épiques et autres sièges légendaires, minutieux au point d'avoir voulu recréer ce que devait à peu près être, selon lui, le langage oral de l'époque, ce dont je ne pourrai malheureusement pas vous entretenir de façon approfondie, mon polonais médiéval étant assez limité.
(Entre parenthèses, ma traduction c'est celle de Jeremiah Curtin, qui est souvent taxée d'archaïsme, et pour cause : elle date de 1891. Personnellement, c'est le genre de traductions que j'affectionne, surtout pour des textes qui ont de la bouteille.)
Ah oui, et c'est marrant, on a parfois droit à des énumérations de personnages ayant été présents lors de tel ou tel événement, des énumérations parfois très exhaustives : on peut avoir presque une page uniquement remplie des noms alambiqués d'un certain nombre de joyeux drilles, comme si Sienkiewicz pensait qu'il aurait été malpoli d'oublier de mentionner ne serait-ce qu'une seule de ces personnes que nous connaissons toutes sur le bout des doigts (comment : vous ne connaissiez pas Pan Gostsyevich de Goshchuny, présent à Upita lors de la fête du printemps de 1655 !?)


Je ne pense pas qu'on ait fait mieux comme saga épique depuis La Trilogie. Sienkiewicz fume tous ses successeurs haut la main. Dans Le Déluge, vous avez votre compte (ou j'ai mon compte ?) entre les sièges acharnés et leur canonnade qui fait trembler vos murs, où vous êtes aveuglés au milieu de toute cette fumée, où vous SENTEZ la poudre, les charges irrésistibles des légendaires hussards ailés, les dragons (pas les créatures hein) qui traversent des torrents pour s'élancer sur des carrés d'infanterie scandinave, les embuscades, les duels... Et toujours avec cette même minutie, l'auteur utilise un vocabulaire très riche afin de bien décrire de quelles façons exactement les corps sont écrabouillés (est-ce que ça fait plutôt comme de la purée ou du steak haché ?).


Alors pourquoi 8 et pas 9 comme pour Par le fer et par le feu ? Déjà 8 c'est très bien. Ensuite, autant Kmita est moins manichéen que Skshetuski, autant dans Le Déluge, Sienkiewicz prend très clairement parti pour la République des Deux Nations dans la guerre suédo-polonaise, ce qu'il ne faisait pas au sujet de la guerre ukraino-polonaise. Il faut rappeler qu'il s'agit d'une œuvre clairement patriotique; Sienkiewicz s'est beaucoup battu pour l'indépendance de la Pologne, qu'il ne connaîtra pas puisqu'il meurt en 1916. Mais donc voilà, j'avais trouvé plus intéressant l'étude du conflit avec les Cosaques. En revanche, même si l'auteur prend partie, cela reste tout de même assez relatif, car il est sans cesse question de rivalités intestines, de traîtres, d'hommes bas... Ce qui m'a un peu plus gêné que cet aspect, c'est le côté très religieux, encore plus présent que dans le premier tome. Mais ça ce n'est pas une surprise...


Le Déluge est animé d'un souffle épique sans pareil, qui caractérise toute La Trilogie, et c'est une des histoires d'aventure et d'amour les plus prenantes que je connaisse. La saga est à placer au panthéon des plus grands romans historiques; son auteur très, très haut sur l'échelle des meilleurs écrivains du genre.

Dimitricycle
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le 28 sept. 2011

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