Mai 1961. Trois ans après le retour au pouvoir du Général de Gaulle. Sept ans avant des évènements de 68 qui allaient précipiter sa chute. Un jeune homme, issu d'une famille socialiste des Charentes, effectue sa préparation militaire. Il doit être envoyé en Algérie. 72 heures de permission avant le départ. Une décision : il n'ira pas. Une nouvelle à la Une de tous les journaux : Gary Cooper est mort. Le destin d'un jeune homme, l'héritage de plusieurs époques et les cinémas du Quartier Latin. Surtout. Aujourd'hui, Michel Boujut est critique de cinéma depuis quatre décennies. Peut-être aurait-il pu s'éteindre en Kabylie il y a un demi-siècle ? L'histoire d'une (re)naissance, voilà ce qui nous est conté. Et bien conté.

Roman d'éducation, roman de cinéma, roman historique, roman politique aux contours familiaux et intimes, roman d'une époque où la Bohème surréaliste égrenait ses derniers moments de gloire dans le 6ème arrondissement, roman d'une époque où jeunes citoyens engagés et intellectuels pouvaient encore se croiser sans le prisme d'un écran de télévision, Le jour où Gary Cooper est mort part, a priori, avec de nombreux handicaps : c'est une autobiographie, avec tous les risques que cela comporte d'autant plus lorsque l'on touche à des sujets « politiques » (manque de décentration, tentation de refaire son Histoire à la sauce "chevalier blanc"), ainsi que le roman d'une époque, d'un refus, d'un antimilitarisme franc, assumé et jusqu'au-boutiste. Par-dessus le marché, conter l'éveil et l'émerveillement face à l'art, sa découverte et les chemins de traverse qu'il fait prendre à notre esprit pouvait être le prétexte à toutes les nostalgies, toutes les emphases, toutes les niaiseries que l'on aurait été en droit d'attendre si Michel Boujut avait été un vieux barbon persuadé d'entreprendre un projet littéraire par le pire des conseillers : l'âge.

Vous l'aurez compris, à quelques rares exceptions près, le critique devenu auteur évite bien des embûches, malgré un dommageable fléchissement dans les derniers chapitres du livre, où la plume délaisse le récit au profit de la nostalgie et de l'admiration de quelques autres courageux déserteurs ou encore pour le rappel absolument inutile de la poursuite de l'engagement antimilitariste et de son refus de l'ignominie algérienne aujourd'hui encore. Qui en douterait ? A quoi bon rompre la dynamique de l'ouvrage pour conter cet ultime fait d'armes ? Heureusement, à l'exception des chapitres 36 et 38 donc, ainsi que de quelques facilités d'écritures et/ou artifices littéraires un peu trop voyants qui empêchent la saine cohabitation de l'histoire et de l'Histoire, Michel Boujut trouve un touchant et brillant équilibre construit sur trois vertus. Deux vertus jumelles de l'éclatement, une vertu de la cohérence :

1) Une narration éclatée. Le roman prend parfois des allures de récit de voyage tant l'enchaînement des chapitres, des rencontres, des films visionnés ne semble répondre qu'à une logique propre à l'auteur et dans laquelle le lecteur reste ballotté, mais avec plaisir. Ne sachant jamais si le chapitre suivant va être à dominante politique, familiale, cinématographique, culturelle, romantique (à une seule occasion, mais quelle occasion !), où tout simplement chronologique face à l'action, navigant dans un nouveau monde dont il explore de nouvelles contrées à chaque page, le lecteur se retrouve à la confluence d'un patchwork dont toutes les morceaux de tissus s'agrègent sur une toile de fond que, par le truchement d'un jeu de mots facile, on appellera toile de cinéma : tous figurants dans cette grande aventure où seule l'enfance de l'art sort véritablement grandie... On pourrait conseiller Le Jour où Gary Cooper est Mort à un ami féru de cinéma, mais aussi à un autre féru de politique, à un autre féru de drames, etc.

2) Un personnage éclaté. Il est remarquable, qu'à part aux rares exceptions susmentionnées, que l'auteur/personnage principal ait réussi à donner au lecteur l'impression que rien n'est prémédité dans son comportement. Histoire de vrais/faux hasards où la cuisine – la préparation des évènements, fuites, décisions – nous est toujours soigneusement cachée, le personnage principal semble errer dans un décor aussi réel qu'évanescent dans lequel il évolue non pas par lui-même, mais par l'Autre, qu'il soit humain ou écran. S'en suit une curieuse impression de picaresque dans une œuvre dont la sincérité n'exclut jamais (ou presque) la légèreté. On pourrait conseiller Le Jour où Gary Cooper est Mort à un ami partant en villégiature à la plage.

3) Un amour fou du cinéma. Le plus grand tour de force du roman reste, finalement, de déclarer dans un roman l'amour pour un art sans tomber dans le piège du catalogue, de l'emphase, etc. ; distillant avec sagacité des réflexions que tout cinéphile –ne serait-ce qu'occasionnel – ne peut que s'être faites (ou du moins posées), l'auteur reste néanmoins dans la posture du découvreur, du complice, et jamais du professeur. On en oublie qu'il s'agit d'un livre écrit par un éminent critique tant ce dernier pourrait être notre voisin de salle obscure... On ne pourrait que conseiller Le Jour où Gary Cooper est Mort à un ami cinéphile, bien évidemment (vous aurez compris que cela est le cas de l'auteur de ces quelques lignes)

En effet – et pour conclure – tous les éléments symboliques de l'acte cinématographique du point de vue du spectateur écument les pages de ce livre aussi sérieux qu'en apesanteur : la place accordée à l'obscurité, ce moment magique où la lumière se tamise jusqu'à être engloutie par les premières lueurs du projecteur et images de la pellicule ; la corrélation cinéma/clandestinité qui fait de la salle et du film le plaisir le plus secret, intime et personnel qui soit ; mais surtout, ces quelques lignes, distillées ça et là qui décrivent parfaitement cet état extatique dans lequel vous laisse un « grand » film – non pas par sa réputation, mais par l'émotion qu'il vous transmet ; cet état végétatif, de vide, de rêve éveillé dans lequel vous déambulez dans un Paris désert même en heure de pointe ; cet état et ce monde extérieur dans lequel les automobiles glissent et les piétons se figent, dans lequel les arbres se penchent sur votre passage et les gouttes s'arrêtent devant votre visage : cet état dans lequel tout, mais alors tout est possible lorsque la communion emmène le spectateur comme le film vers des réflexions et des ressentis dont l'un, comme l'autre, sortiront grandis. Rien que pour cela : bravo. Et bonne lecture à vous.

T.M.
madamedub
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le 4 avr. 2012

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