L’auteur s’est fixé pour ambition d’analyser le processus de composition et de décomposition de l’humanisme occidental, ainsi que d’ouvrir une perspective voire des réponses à ce délitement. Tâche quelque peu disproportionnée compte tenu du résultat. Brossant à grands traits les diverses contestations de cet idéal philosophique, allant de l’obscur Ulrich Horstmann, qui aspirait à une guerre atomique pour débarrasser la planète de cette race humaine jugée nuisible, Diogène de Sinope, qui invitait possiblement (le texte d’origine n’est pas authentifié) ses compatriotes à ne pas se reproduire car « à supposer que la race humaine vienne à manquer, y aurait-il là de quoi se lamenter autant que si la production (genesis) des mouches et des guêpes venait à manquer ? », l’inévitable Nietzsche et son dépassement de l’homme par un surhomme mal compris, en s’attardant sur Alexandre Bloc, poète lyrique russe partisan de la révolution d’Octobre, qui aurait fondé le mot d’anti-humanisme (précisément un 7 avril de l’année 1919), Rémi Brague estime à juste titre que le Moyen-Age est injustement méprisé et qu’il serait nécessaire de le revisiter, voire refonder.
« En effet, le Moyen-Age, quelle que soit la sévérité du jugement que l’on voudra porter sur lui, a eu tout le moins le mérite d’avoir une postérité en débouchant sur la Modernité. On peut en revanche se demander si celle-ci, sur le long terme, est grosse d’autre chose que du néant sans phrase. A moins qu’elle n’aboutisse à quelque chose de pire que ce que nous présente la vision la plus caricaturale du Moyen Age, sur des ténèbres à coté desquelles les ténèbres prétendues de l’époque médiévale paraîtraient une éblouissante clarté : non plus une obscurité d’avant les Lumières, mais un obscurantisme qui aurait pris la mesure de ce que celles-ci pourraient être et qui les refuserait en pleine connaissance. »1


Soulignant quelques banalités sur le rôle déshumanisant de la technique, les attaques généalogiques de Michel Foucault (dont l’analyse est assez instructive), il s’attarde sur des sujets moins évidents comme le respect du monde animal à l’aune de chiites ismaéliens nommés Frères sincères, l’absolutisme des nominalistes, la singularité du gnosticisme au sein du IIème siècle, le rythme des commandements du Pentateuque, et l’ouvrage foisonne de ce type de références assez méconnues prêtant à une réflexion féconde. Notamment l’absence de souffle espaçant la raison du désir, ce qui conduit à un être dualiste désorienté :
« L’ère moderne est le moment où la vision du monde se passe des anges. Pour elle, entre l’humain et le divin, rien ne fait écran ; mais rien non plus n’assure la médiation. A notre époque, l’homme compense peut-être cette perte par le rêve d’occuper lui-même cette place et d’être un esprit pur. »2
Là où le bât blesse, c’est dans l’esquisse de « réponse » à ce désenchantement total où l’insuffisance naïve de l’auteur se fait cruellement ressentir.
Car si « produire des êtres susceptibles de souffrir est donc répréhensible », la « programmatique » de nature théologique de l’auteur laisse plus que sur sa faim. Il est question d’un être plénipotentiaire, à savoir doté de tous les moyens pour réaliser au mieux sa fonction, investi d’une mission consistant à…..être. Et qui s’appuyant sur sa Foi en Dieu, remplirait sa fonction, bonne nécessairement, d’être aspirant librement à être. Sans le primat du logos divin, cette affirmation est dépourvue de sens, et l’humain doit donc revenir au devoir-être. Et faire pour être. Autant de sentences assez creuses qui orneraient avec bonheur bien des statuts Facebook. En somme Life is Life en mode Laibach, une bonne conclusion en forme d’énorme tautologie. Car de vœux pieux, l’on ne fait pas un système, et ni le Bien, ni la Providence ne s’improvisent ni ne se programment.
Faire dépendre une solution de principes indépendants de toute volonté tourne à l’absurde. Quelles sont les constitutions permettant l’apparition de ces principes cardinaux ? L’auteur s’en explique par une adhésion, voire soumission au Créateur. Parfois, il fait allusion à un amour intellectuel de l’infini qui pourrait faire office de réponse, mais ne creuse pas cette idée. De fait, l’auteur propose rien moins qu’un retour au bon vieux quiétisme, qui présente certes des capacités de protensions, qui ne sont guère précisées ici et entraînent une impasse ontologique. Car loin d’apporter une réponse à la question de l’illégitimité de l’homme, et de légitimer possiblement son être en intégrant sa souffrance dans une organologie générale, Brague se contente d’écraser ces apories par un amor fati puisé à des sources médiévales quelque peu désuètes, en tout cas ne relevant pas de l’entendement rationnel. Par ailleurs, rassurons l’auteur qui semble régulièrement s’inquiéter d’une possible extinction démographique du genre humain, il ne s’est malheureusement jamais autant reproduit que ces derniers temps. Selon l’ONU, la population mondiale atteindra 9,8 milliards d’habitants, et pourrait atteindre 11, 18 milliards en 2100. C’est donc plutôt d’une surpopulation humaine dont le philosophe devrait s’inquiéter. Et imaginer des moyens de régulation nettement plus pertinents pour répondre à la question de sa légitimité…
Enfin, parmi d’autres bourdes, notons ce passage :
« La capacité de se suicider est un propre de l’homme, et qui ne semble pas avoir de parallèle réel chez l’animal. »3
Il ignore ces chiens qui refusent la nourriture suite au décès de leur maître. Le comportement suicidaire a été constaté chez des dauphins, vaches, taureaux et autres cerfs.
Où celle-ci :
« Si la sélection naturelle décide de tout et n’a laissé subsister que les caractéristiques utiles à la survie de l’espèce, on voit mal comment la conscience de la finitude comme telle (« un jour, il me faudra mourir ») pourrait avoir une utilité pour celle-ci. »
Monsieur n’a donc pas entendu causer du transhumanisme ? Ce dernier mouvement prétend rien moins que d’éliminer la mort. Quant à la conscience de la finitude, c’est elle qui permet d’anticiper quoi ce soit du possible existentiel. L’être pour la mort assure bien au contraire sa lucidité, sans lequel il serait réduit à un simple automate aveugle à ses conditions de vie.


1.p.188.
2.p.81
3.p.195

ThomasRoussot
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le 11 août 2019

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