Symphonie familiale, autour de l'humiliation, de la fuite et du deuil d'un père.

«Kweku meurt pieds nus un dimanche matin avant le lever du jour, ses pantoufles tels des chiens devant la porte de sa chambre.»


S’ouvrant ainsi sur la mort de Kweku Sai dans son jardin au Ghana, le premier roman de Taiye Selasi raconte, autour du destin de ce chef de famille défaillant face à l’injustice, chirurgien au talent exceptionnel qui a émigré du Ghana aux Etats-Unis, l’histoire des membres de cette famille dont le déracinement est source de génie et de fêlures profondes : Folásade, la «princesse pan-nigériane comme on l’avait appelée», qui a abandonné ses études de droit pour élever leurs quatre enfants, l’aîné Olu qui admire tant son père qu’il revêtira à son tour la blouse de chirurgien, les jumeaux Taiwo Et Kehinde à la beauté époustouflante, la cadette Sadie complexée par les parcours brillants de ses aînés, et enfin sa deuxième femme Ama, refuge apaisant après le retour de Kweku en Afrique.


Tendu entre deux instants irréversibles, le décès de Kweku et sa fuite des années plus tôt, lorsqu’il fut incapable de surmonter face à ses proches l’humiliation de classe à caractère raciste qui lui fit perdre son emploi aux Etats-Unis, le roman se déploie en une symphonie foisonnante.


À travers les yeux de Kweku, puis de Folásade et des quatre enfants, êtres brillants, cosmopolites et vulnérables qui se rejoignent au Ghana pour les funérailles, on reconstitue peu à peu le génie et les sentiments d’abandon et d’éparpillement des membres de cette famille qui apparaît comme un archipel d’îles, marqués par l’absence de racines connues et l’exil, par les souffrances cachées mais néanmoins transmises, et par les empreintes laissées par la fuite du père dans l’aptitude des enfants à aimer aujourd’hui.


«Ce n’est pas seulement la pauvreté de sa famille, par contraste, qui pousse Sadie à s’accrocher au Negroponte, c’est son état d’apesanteur. Les Sai sont cinq personnes dispersées, sans centre de gravité, sans liens. Sous eux, il n’existe rien d’aussi lourd que l’argent, qui les riverait à la même parcelle de terre, un axe vertical ; ils n’ont ni racines, ni grands-parents vivants, ni passé, ni ligne horizontale – ils ont flotté, se sont séparés, égarés, une dérive apparente ou intérieure, à peine conscients de la sécession de l’un d’entre eux.»


Chant célébrant des liens d’amour indissolubles au-delà du déracinement, «Le ravissement des innocents» est le premier roman d’une surdouée à l’identité et au parcours hybride comme ses personnages, remarquablement traduit par Sylvie Schneiter (Éd. Gallimard 2014).


«La jeune Ama, loyale, simple, souple, débarquée de Krobotité empestant encore le sel (et l’huile de palme, la lotion capillaire, le parfum "Carnation" évaporé) pour dormir à son côté dans la banlieue d’Accra. Ama, dont la sueur et les ronflements pendant son sommeil abolissent les milles de l’Atlantique, les fuseaux horaires et l’infini du ciel, dont le corps est un pont entre deux mondes sur lequel il marche.
Le pont qu’il cherche depuis trente et un ans.»

MarianneL
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le 8 mars 2015

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MarianneL

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