« Le supplice de l’eau » est la confession d’Ismaël Kidder, un homme brillant, excessivement érudit, et auteur de romans à l’eau de rose qu'il publie sous le nom d’Estelle Gilliam. Il avait récemment quitté sa femme Charlotte lorsque sa petite fille de 11 ans a été enlevée et assassinée. Il enlève à son tour et, dans son sous-sol, torture méthodiquement le meurtrier présumé de sa fille (sans être vraiment sûr qu'il s'agit bien du meurtrier), un homme qui a été relâché faute de preuves.

Le narrateur, homme victime transformé en bourreau, exécute sans culpabilité la vengeance aveugle et atroce de quelqu’un qui, bien qu’ayant une culture et des raisonnements extrêmement poussés, a perdu tout repère moral dans ce drame.

L’exécution de la vengeance n’est que la partie emergée de ce roman construit en fragments, fragments de l’homme qui se délite, assemblant des réflexions autour des penseurs présocratiques, des théories linguistique ou militaire, entre autres, et qui forme un feu d’artifice de styles et de langages. La maîtrise absolue de ce récit insensé fonctionne comme le miroir du comportement fou et totalement maîtrisé du narrateur, et comme une démonstration de la perte de sens moral et de jugement de la société américaine qui, sous Bush Jr, torture à Abou Ghraïb ou Guantanamo au nom de valeurs de justice et de démocratie et fonde ses justifications sur sa culture, son savoir et ses valeurs
Une bonne illustration en est ce que le narrateur appelle le théorème protagoréen (d’après Protagoras) : savoir2 + certitude2 = indécrottable2.

Heureusement, Percival Everett nous permet de respirer par moments, avec les évocations de sa vie passée avec sa fille et avec des passages totalement savoureux, teintés d’humour et de la dérive actuelle autour des valeurs américaines fondatrices, comme celui-ci, où le narrateur évoque avec le shérif local la question des cultivateurs de marijuana voisins de sa maison qui viennent sur sa propriété pour détourner le cours d’eau de la rivière.

« Le shérif : Je ne comprends pas pourquoi tu ne te plantes pas tout simplement là pour leur tirer dessus quand ils arrivent.
Moi : C’est mon eau.
Le shérif : C’est bien de ca que je parle. L’eau, c’est de l’or ici. Personne ne te reprocherait de descendre quelqu’un qui essaie de voler de l’or.
Moi : Hé là ! Tu es censé représenter la loi.
Le shérif : Et alors ?
Moi : Bucky, j’ai comme l’impression que tu m’encourages à violer deux ou trois lois.
Le shérif : Il y a loi et loi. Peut-être bien qu’il y a une loi contre, mais ca ne veut pas dire que tu ne peux pas le faire. C’est que des mots, la loi, après tout.
Moi : Ça fait peur.
Le shérif : Il y a de quoi. C’est comme ça qu’on fait, en Amérique. »

Livre difficile mais extrêmement stimulant, le supplice de l’eau est aussi un récit dont le langage est le sujet, qui fait totalement voler en éclats la structure de la narration. Cette manipulation virtuose du langage permet à Percival Everett de mettre la question de l’instabilité de l’apparence au cœur de ce roman fascinant.
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le 15 févr. 2013

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