Les Antigones
8.2
Les Antigones

livre de George Steiner (1986)

Immense qualité et extraordinaire érudition, argumentation souvent partiale mais enchanteuse

Avec cet ouvrage de 1984, George Steiner poursuivait son inlassable et passionnant travail d'analyse de la postérité et de la présence de la tragédie grecque (commencé avec sa thèse « La mort de la tragédie » en 1961), à travers la figure d'Antigone, plus précisément à travers l'analyse de la nature de l'influence de l'Antigone de Sophocle dans l'ensemble de la littérature occidentale.

Constatant d'abord l'incroyable « domination » d'Antigone dans l'imaginaire occidental à partir des Lumières, et décortiquant finement, pour cela, sa présence chez Hegel, Goethe, Kierkegaard et Hölderlin. « À partir de 1905, sous la pression de la référence freudienne, l'intérêt critique et herméneutique avait commencé à se déplacer vers Œdipe Roi. L'Antigone de Sophocle a donc occupé la première place pendant plus d'un siècle dans le jugement des poètes et des philosophes. Comment expliquer cette prédilection ? ». Même moins marquée, cette présence se poursuit avec force tout au long du XXème siècle, et dans presque toutes les littératures de l'Occident.

Steiner va ensuite plus loin, en tentant de démontrer qu'en dehors peut-être de Don Juan, aucun mythe (et notamment aucun personnage shakespearien) n'a pu s'élever au « rang » atteint par les Grecs, et notamment par Antigone et Œdipe. Faust est considéré par lui comme un « simple » avatar de Prométhée, tandis que Don Quichotte est renvoyé à son particularisme historique et géographique. Avec tout le respect dû à l'immense érudit, on peut trouver ces « éliminations » quelque peu cavalières... Grand spécialiste par ailleurs de philologie et des problèmes de traduction, il enracine alors la puissance des ces grands mythes dans leur lien étroit avec la formation même, grecque, de nos langues et de nos modes de raisonnement les plus profonds, dans une revue fort convaincante, même s'il reconnaît buter, in ultimo, sur la difficulté de rendre compte du « contexte social et dramaturgique » de création de ces œuvres théâtrales, qui ne peuvent se limiter aux textes qui nous sont parvenus.

Un tour d'horizon des mises en scène « modernes » d'Antigone lui permet d'achever sa démonstration, au prix d'un curieux contournement d'Anouilh, dont il est pourtant très familier, et dont il ne nous livrera l'explication, comme par inadvertance, que dans les toutes dernières pages de son livre : « L'Antigone d'Anouilh envahit les écoles et les universités ainsi que les théâtres amateurs ou professionnels de l'après-guerre. Son désenchantement oblique, son anti-héroïsme et ses manteaux de cuir rendaient précisément l'hystérie et la gêne qui accompagnaient une survie imméritée. (...) La version d'Anouilh en est venue à m'apparaître comme une insulte à Sophocle. C'est injuste. C'est une variante très réductrice, qui ne connaît plus la terreur, mais qui possède un équilibre argumentatif et une intelligence qui lui sont propres. Il est, actuellement, difficile et peut-être artificiel de s'intéresser à l'Antigone de Sophocle sans maintenir la critique du mythe chez Anouilh à distance vigilante. » Steiner, en profond aficionado des mythes grecs, supporte mal, chez Anouilh (comme chez son maître Pirandello d'ailleurs), leur destruction et leur déconstruction organisées...

En résumé, Steiner nous donnait ici une œuvre d'une immense qualité, d'une érudition extraordinaire et d'une force de stimulation intellectuelle peu commune, au service toutefois par moments d'une approche fort partiale des argumentations... Mais comment reprocher cela à un authentique amoureux de la littérature ?
Charybde2
9
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Créée

le 11 sept. 2011

Modifiée

le 3 sept. 2012

Critique lue 683 fois

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Charybde2

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