Loin des châteaux de sable de concours, de leur esthétique improbable de meringues de plage, ce traité de castellologie littorale est une méditation sur les barrages de sable, lorsqu’adultes et enfants ensemble se mesurent à l’océan, avec ce loisir qui est en réalité une activité de guerre, un combat sans espoir, et dont les enjeux sont de savourer le spectacle de la disparition de ce que l’on édifie, de mesurer le temps qui nous sépare d’une défaite inéluctable contre la mer, activité captivante, aussi essentielle que de mesurer l’écoulement du temps de sa propre existence.

«Alors qu’aurions-nous à répondre à untel qui nous demanderait ce que nous faisons là, les mains abîmées par ce matériau pulvérulent, nos épaules offertes aux coups de soleil, à faire se dresser d’aussi illusoires remparts face à notre désert des Tartares. Rien. Ce que nous faisons c’est rien. […] Quand nous déclarons occuper nos enfants, nous voulons dire clairement que nous organisons des activités destinées à leur faire passer le temps, à ne pas les laisser dans l’oisiveté, à les distraire par cette forme d’amusement. Mais «occuper» du latin occupare signifie «s’emparer de». C’est très précisément l’action de se rendre maître militairement, de s’établir par la force, de s’imposer par la terreur. Occuper des enfants à la construction de bunkers éphémères, c’est, sous couvert du loisir, leur inculquer la prédation guerrière, l’excitation de la bataille, les saveurs contrastées de la violence.»

Jean-Yves Jouannais construit ce récit traversé de fulgurances, comme un fleuve sinueux ou une longue rêverie, puisant dans la matière et la forme, tout en digressions poétiques et en rapprochements captivants, de sa phénoménale Encyclopédie des guerres, en commençant par l’entrée «Barrage», anagramme de bagarre.
A paraître fin août 2014, «Les barrages de sable» n’est sans doute pas la bonne porte d’entrée dans une œuvre de Jean-Yves Jouannais qui est comme une somme ; c’est un livre résolument inclassable au carrefour de L’encyclopédie des guerres et de «L’usage des ruines» (Editions Verticales, 2012), et qu’on appréciera davantage en étant familier de Félicien Marbœuf, cet inspirateur de Marcel Proust évoqué dans «Artistes sans œuvres» (Hazan 1997, réédité chez Verticales en 2009).

On croisera ici Agésipolis Ier, roi de Sparte, qui fit détourner le cours de la rivière Ophis pour la conquête de Mantinée, Alexandre le Grand lors du siège de Tyr, mais aussi Hendrik Geeraert, simple éclusier flamand qui en inondant le champ de bataille permit la victoire sur les Allemands lors de la bataille de l’Yser à l’automne 1914, Hiro Onoda obstiné combattant japonais terré dans la jungle des Philippines, qui ne rendit les armes qu’en 1974, soit vingt-neuf ans après la fin de la seconde guerre mondiale, ou encore l’escadron spécial de la Royal Air Force - Briseurs de barrages pendant la seconde guerre mondiale -, tous placés sous la figure tutélaire de Jorge Luis Borges, car le pays qu’habite Jean-Yves Jouannais est bien la littérature.

«"Entreprendre l’écriture de romans entre onze et quinze ans. Plus tard, se consacrer à la littérature." Félicien Marbœuf écrivait cela à Marcel Proust, le 3 janvier 1902. Je me souvenais de ce pays si particulier que la littérature m’avait paru être, à cet âge en effet, pays dont cela avait été un si grand souhait de ma part d’en être l’habitant. Avant de comprendre que personne n’avait jamais habité la littérature. Jorge Luis Borges et les châteaux de sable me l’ont fait comprendre.»
MarianneL
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le 11 juin 2014

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