Les Bienveillantes a suscité un débat d'une telle intensité (depuis combien de temps la scène littéraire française n'en avait pas vu ?) qu'on ne peut le commenter sans en même temps ressentir d'avance la vanité de l'exercice.


À vrai dire, le premier commentateur du roman est sans doute Jonathan Littell, par la voix de Max Aue, son protagoniste. Le livre est surchargé de méta-discours : par exemple, l'Exekution-Tourismus des soldats allemands est aussi, de manière évidente, celle du lecteur riveté à son roman par les descriptions hypnotiques du massacre de Babi Yar ; le goût de l'absolu qui mène Aue au national-socialisme est aussi une esthétique du roman qui sous-tend
Les Bienveillantes. Le roman dérive même parfois vers la note de bas de page dans de longs passages explicatifs sur des aspects techniques de l'histoire de l'Allemagne nazie, ou dans un dialogue avec un autre grand roman des “terres de sang”, Vie et destin, lors d'une brève incursion à Stalingrad.


Plus généralement — et même si certains critiques de Littell, de manière tout à fait idiote, l'ont accusé de banaliser l'Holocauste en écrivant dans un style trop conventionnel, — on constate à la lecture que Les Bienveillantes est parcouru de spasmes trop vigoureux pour la matrice traditionnelle du roman, de laquelle il déborde comme un fleuve en crue sort de son lit. Max Aue est un dispositif de mesure, un “appareil de Rœntgen”, ainsi qu'il se qualifie lui-même au début du roman. Il est placé opportunément dans une série de lieux choisis pour leur exemplarité, comme beaucoup de lecteurs l'ont remarqué ; Thomas, son double maléfique, le sauve à de multiples reprises, au point de devenir une sorte de métaphore de l'auteur omniscient qui sauve son personnage improbable. Max Aue est aussi outillé de références littéraires peu plausibles (Bataille, Blanchot) et d'une perspicacité qui confine à l'extralucidité (les personnages, comme secrètement informés par leur auteur du déroulement ultérieur des événements, font souvent des allusions au futur : à Israël pour Thomas Hauser, aux viols de l'Armée rouge pour Max Aue). Cette approche semble presque nécessaire pour discourir des crimes de l'Allemagne nazie, devenus le “soleil noir” de la conscience européenne, source d'un matériau culturel tellement débordant qu'une approche plus directe serait nécessairement naïve.


Les Bienveillantes, pour autant, n'évite pas son sujet. Les personnages échangent longuement sur le sens à donner aux événements, au point de dessiner une prise de position assez complète et non dénuée d'intérêt sur la nature de la Seconde Guerre mondiale (la “brutalisation” des sociétés primant sur l'antisémitisme comme cause des massacres ; le jeu de miroirs entre stalinisme et nazisme ; le caractère presque psychanalytique du rapport entre Allemands et Juifs, chacun haïssant dans l'autre son semblable). En revanche, il semble difficile de taxer Littell de complaisante ou d'apologie : d'ailleurs, son personnage, crâneur dans le prologue, se révèle dans les faits plus humain que certains de ses collègues, bien que cette attitude ne soit jamais dénuée d'ambiguïté (il concourt à sauver les Bergjuden du Caucase, certes, mais par goût de l'exactitude intellectuelle). Les Bienveillantes est aussi un extraordinaire roman sur l'administration, comme j'en ai très rarement lu : les batailles de chapelle entre la SS et le ministère de l'Armement de Speer ou les fines explications de Thomas sont d'un réalisme confondant. Ces longues descriptions, rebutantes pour certaines, dessinent avec subtilité une image “fonctionnaliste” du Reich finissant, dans laquelle l'extrémisme des solutions procède non pas tant des intentions du chef suprême, mais plutôt de la concurrence et du chaos administratif.


Malgré tous les éloges que mérite ce roman hors-normes, certains de ses aspects laissent dubitatif. L'outrance avec laquelle Littell décrit l'activité sexuelle de son protagoniste est lassante et la partie intitulée “Air” est tout bonnement illisible (la dendrophilie, est-ce bien sérieux ?) ; le complexe inceste / pratiques homosexuelles est exploré avec beaucoup de complaisance (on est bien loin de la subtilité de Musil, malgré des idées intéressantes). On a parfois l'impression que ce pan du récit est surinvesti pour donner à Max Aue, personnage “prétexte”, la densité romanesque qui lui manque. De même, le récit mythologique autour d'Oreste, très séduisant dans ses procédés (la persistance surréaliste de Clemens et Weser, nouveaux Rosencrantz et Guildenstern), ne mène nulle part sur le fond. Ce roman qui raconte un incroyable “gaspillage” dépense aussi ses dons et son énergie dans des voies improductives. Cela n'enlève rien à l'intelligence diabolique d'un ouvrage remarquable.

Venantius
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le 7 oct. 2018

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