Dès ses premières lignes, Les Bienveillantes impose son ambitieux et douloureux projet. Aussi effrayante que puisse être l’expérience, elles nous livrent le récit de la Seconde Guerre Mondiale et du programme concentrationnaire nazie, non pas du point de vue des victimes comme bien des œuvres l’ont fait auparavant, mais cette fois-ci du point de vue des bourreaux. En l’occurrence, il s’agît ici d’un général SS allemand, jeune diplômé, brillant rédacteur, envoyé sur le front russe rendre compte des premières rafles juives. Si le personnage et ses proches sont fictifs, les faits qu’il narre sont d’une effrayante véracité. Cette cohabitation entre fiction et réalité n’est pas toujours aisée. Difficile parfois de se passionner pour les turpitudes personnelles du personnage principal tant le récit historique fascine. Mais ces passages « fictifs » ont au moins le mérite de nous faire souffler un peu entre deux passages particulièrement éprouvants.
Au-delà de sa terrible confrontation avec les faits, la force de ce récit au long cours réside dans son témoignage, parfois à peine croyable, souvent insoutenable, d’une certaine rationalisation du génocide juif. Méticuleusement, Jonathan Littel expose la planification et l’exécution d’un plan élaboré de manière rationnelle, comme n’importe quelle stratégie d’entreprise. Un plan organisé par des intellectuels, des industriels, des hommes ordinaires qui nous ressemblent beaucoup trop. C’est là toute la puissance de cette expérience que de nous inviter à observer ces êtres humains sans moralisation outrancière, à sonder leur folie réfléchie, pour mieux nous rappeler à quel point ils pourraient être nous, sonnant comme un avertissement, un aperçu glaçant de la proximité du néant.