Les Carnets du sous sol est un texte charnière, une charnière autour de laquelle grincent les deux pans de l'oeuvre de Dosto. Comme un dernier adieu, un larguage d'amarres : après ça, et jusqu'à l'épuisement total, l'écrivain va construire une cathédrale improbable, impensable, et sans reprendre son souffle: Crime et Chatiment, l'Idiot, Les Démons, l'Adolescent, les Frères Karamazov !


Cri halluciné, hallucinant, ces remugles d'une âme en peine, nouveau journal d'un fou dégueulé à la face d'un monde qui ne peut surement plus être sauvé, agissent sur le lecteur - sur la littérature ? - comme un accélérateur de particules devenu hors de contrôle. Dosto invente le four à micro-onde romanesque : il porte à l'incandescence chaque mot, chaque situation, il affole les molécules de ses phrases jusqu'à la désintégration, plus rien ne tient ensemble, les corps, les discours, les idées implosent, puisque c'est dans la fusion et la déflagration qui s'ensuit que réside, incompréhensible et in-préhensible, la vérité des êtres.


Tout à la fois monologue, confession, témoignage, cette mise au point qui se vautre dans le flou, ce récit d'un aveuglement lucide, d'une honte fièrement étalée, se donne à lire à l'envers : la théorie d'abord, l'exemple ensuite. La table rase d'un esprit égaré (mais on sait combien pour les Russes la vérité est à chercher dans le discours des insensés) qui, ayant tout détruit dans son existence se met à déchirer en charpie son esprit, ultime combustible à jeter dans le feu de la Vie, suivie d'un épisode de sa jeunesse qui le torture, rendu éternellement présent par l'écriture, cette harpie sans pitié. Oui, on dirait que c'est ça que soudain touche du doigt Dosto : le nœud est là ! Un nœud si angoissant, qu'il est tranché en une phrase ("C'était plus fort que lui, il a continué. Mais il nous semble, à nous aussi, que c'est ici que l'on peut s'arrêter") par celui qui nous avait d'abord "offert" à lire ces carnets exemplaires, et qui nous les retire de sous les yeux, comme si la révélation était encore trop neuve à son esprit, et trop cruelle, pour être dévoilée jusqu'au bout : en sauvant notre passé de l'oubli, la littérature nous tue de la pire des façon, elle nous tue éternellement. Le vrai bourreau, impitoyable, c'est elle, qui réactualise à chaque lecture la souffrance des hommes, gravant dans leur chair - comme la machine infernale de Kafka - tout ce qu'ils auraient préféré voir disparaitre dans la nuit de l'amnésie.

Chaiev
10
Écrit par

Cet utilisateur l'a également ajouté à ses listes Oh Fiodor ! et On the row (2013)

Créée

le 16 sept. 2013

Critique lue 5.1K fois

116 j'aime

16 commentaires

Chaiev

Écrit par

Critique lue 5.1K fois

116
16

D'autres avis sur Les Carnets du sous-sol

Les Carnets du sous-sol
Nody
8

Un grand texte sur la psychologie humaine

C'est un récit un peu brouillon, retors, qui mêle parfois un peu trop de concepts ou d'idées, et qui devient par moments agaçants ; mais c'est également, du moins dans ses soixante premières pages,...

Par

le 3 janv. 2011

41 j'aime

Les Carnets du sous-sol
Amrit
8

Les débuts de l'apothéose

Ca commence comme un assez long monologue. Un homme seul, rejeté de l'espèce humaine, et qui veut nous dire pourquoi. Ou plutôt... qui veut SE dire pourquoi. Il ne compte pas publier. Il écrit pour...

le 20 sept. 2012

21 j'aime

6

Les Carnets du sous-sol
Kavarma
9

Un malaise dans la civilisation ?

Je vais essayer d’analyser le livre, plus riche qu’il n’y paraîtrait de prime abord. Dostoïevski sort du bagne en 1854, Les Carnets du sous-sol paraissent en 1864. Dix ans durant lesquels cette...

le 2 avr. 2021

17 j'aime

14

Du même critique

Rashōmon
Chaiev
8

Mensonges d'une nuit d'été

Curieusement, ça n'a jamais été la coexistence de toutes ces versions différentes d'un même crime qui m'a toujours frappé dans Rashomon (finalement beaucoup moins troublante que les ambiguïtés des...

le 24 janv. 2011

283 j'aime

24

The Grand Budapest Hotel
Chaiev
10

Le coup de grâce

Si la vie était bien faite, Wes Anderson se ferait écraser demain par un bus. Ou bien recevrait sur le crâne une bûche tombée d’on ne sait où qui lui ferait perdre à la fois la mémoire et l’envie de...

le 27 févr. 2014

268 j'aime

36

Spring Breakers
Chaiev
5

Une saison en enfer

Est-ce par goût de la contradiction, Harmony, que tes films sont si discordants ? Ton dernier opus, comme d'habitude, grince de toute part. L'accord parfait ne t'intéresse pas, on dirait que tu...

le 9 mars 2013

244 j'aime

74