Laïka Orbit avale la poussière et les kilomètres au son de la radio du karma. Paysages monotones et patelins semblables défilent sous ses yeux, engourdissant sa mémoire et lui faisant perdre ses repères. En fuite, elle doute désormais de tout. De la réalité du monde qui l’environne, monde de merde jalonné de villes étrons déposées en bordure de la chaussée. De son compagnon dont elle soupçonne la nature de simulacre. De sa propre identité, patchwork dépareillé d’informations nébuleuses. Coupée de son passé, sans attaches avec le présent, elle doute d’avoir un quelconque avenir. Elle s’attend juste à être digérée par l’usine à merde, unique employeur de Cloaca Maxima, ville où elle a fait étape dans un hôtel. En attendant de reprendre la route, elle fixe une fissure au plafond de la chambre, ensuquée dans un bad trip.

À ses côtés sur le lit où il sommeille, Zxyz se remémore son passé. Il en a bien raconté une partie à sa compagne, mais l’essentiel se terre dans sa caboche. Zxyz est un génie des mathématiques. Il compte, énumère, calcule toutes les opportunités dans l’arborescence des possibles. Il répertorie les bifurcations multiples empruntées par d’autres que lui, d’autres lui. Il échafaude des théories en son for intérieur et le processus le replonge dans son enfance mutique, à la remorque de sa mère, Kinky Baboosian, jeune fille happée par l’utopie hippie, à qui il doit son prénom cryptique.

L’univers de Kinky s’est effondré lorsqu’elle a appris par son père qu’il n’était pas son véritable géniteur. Suite à cette révélation, la jeune fille a fait sa valise, taillant la route, parfois en bien mauvaise compagnie, jusqu’à San Francisco où la saison est aux fleurs. L’utopie hippie y récolte en effet les graines semées par la contre-culture. Kinky trouve tout de suite sa place dans ce milieu où l’amour libre, l’épanouissement personnel en-dehors du carcan sociétal, l’expérimentation et la consommation de drogues apparaissent comme un viatique contre la grisaille. Elle enchaîne les expériences et les partenaires, ne tardant pas à se retrouver avec un polichinelle dans le tiroir. Un gosse ne parlant pas, muré dans son propre monde et dont le regard pèse sur les activités de sa mère comme la sentence d’une Cour martiale. Et pendant que l’ère du Verseau verse dans le sordide, il grandit, nourrissant en lui-même sa rancœur et des névroses obsessionnelles.

Quatrième roman de Tommaso Pincio, Les Fleurs du karma s’avère sans doute son œuvre la plus dickienne. Jouant à la fois sur la nature de la réalité et sur les conventions du roman, l’auteur italien nous embarque dans un voyage dépourvu de repères stables où le moindre fait sert de prétexte à de multiples digressions et à une remise en question de la réalité. De ce périple intime, lysergique et quantique, oscillant entre les années 1960 et les années 2000, Tommaso Pincio tire un récit fluctuant dont les contours se floutent au gré des narrateurs successifs. Un procédé qui n’est pas sans rappeler celui de maints romans de Philip K. Dick, l’époque choisie et la thématique générale de l’histoire renforçant ce rapprochement.

Kinky Baboosian, Zxyz et Laïka Orbit apparaissent comme des individus cherchant à instiller un ordre dans le chaos de leur vie. Une entreprise vouée à l’échec, mais un échec magnifique, car si un autre monde est possible, l’impossibilité pour les personnages de l’atteindre donne lieu à une mise en abyme textuelle. Leur quête se rapproche de celle des baby-boomers rejetant les rêves frelatés du consumérisme. Mais l’utopie n’a pas vaincu, elle a vécu, ce que vivent les enfants fleurs. Les hippies sont devenus junkies, leurs espoirs ont basculé dans le sordide. Ils pensaient changer le monde, ouvrir les portes à une nouvelle perception. Ils sont juste rentrés dans le rang ou morts.

À grand renfort d’éléments empruntés à la pop culture, jusque dans les titres de chapitre où sont citées les paroles et les titres des morceaux repris dans la playlist à la fin du livre, Tommaso Pincio brode un récit décalé, empreint de poésie et de tragédie.

Certains reprocheront aux Fleurs du karma d’être trop décousu. Bien au contraire, les quelques imperfections relevées ici et là participent pleinement au charme, voire à l’étrangeté de ce roman, somme toute attachant et lancinant tel un mantra psychédélique.

Au final, après Cinacitta, roman postérieur à ce titre, Tommaso Pincio continue à nous émerveiller avec un talent assez indéfinissable, infusé au meilleur des mauvais genres. Un livre à ne pas manquer.
leleul
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le 30 mai 2013

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