En ce moment, je lis des récits dans lesquels les personnages sont miniaturisés. Plus rarement agrandis. En fouinant ici ou là, en m'appuyant sur des listes préexistantes, j'ai pu faire une liste de 68 récits, nouvelles et romans.
Emer de Vattel apparaît dans une ou deux de ces listes, il est même référencé sur Noosphère et présentés par certains comme de la « proto-sf » au prétexte que ces contes philosophiques metteraient en scène des « thèmes qui seront ceux de la science-fiction ». En clair, on continue à dire n'importe quoi.
La science-fiction ne se détermine pas par ses thèmes, mais par sa manière de les traiter. En se fiant à ce principe, on évite les confusions agaçantes.


Ainsi, il ne suffit pas qu'un récit nous parle d'un être qui devienne plus petit pour être de la SF ou annoncer ce que sera la science-fiction, étant donné que ce genre de prodiges hante l'imaginaire depuis longtemps et trouve à s'exprimer sous des formes très diverses. Ainsi, dans le folklore celte, le Fir Darrig peut se faire petit ou grand à volonté. Irait-on sérieusement dire que ce folklore est de la proto-sf ? Dans le folklore japonais, le Shidaidaka est un yokai qui apparaît au dessus des routes et devient plus grand quand on lève le regard vers lui, plus petit quand on baisse son regard.
Je trouve aussi, dans Types of Japanese Folktales de Keigo Seki ce récit-type :


« 177. The Magic Wooden Clogs. A poor young (or old) man’s request for money is refused by his uncle, but he receives a pair of wooden clogs by praying to a deity. As he puts on the wooden clogs, he stumbles. Every time he falls down, money comes out. However, if he purposely stumbles too often, he is to become smaller and smaller. His greedy uncle wears those wooden clogs and tries stumbling over and over again. Every time he stumbles, he finds money and becomes smaller until at last he turns into an insect. The young man takes possession of all the money. »


Est-ce que les contes populaires japonais sont de la proto-sf ? Non, pourtant il est bien question là aussi de ces « thèmes » dans lesquels certains croient voir l'alpha et l'oméga des genres. Il y a même là un « technological device » : des sabots en bois qui rendent plus petit celui qui les porte. Et bien ça ne suffit pas à annoncer la SF. Cela saute aux yeux dès lors qu'on y regarde de près. C'est que les thèmes traversent les genres. On ne peut donc pas s'appuyer sur eux pour établir des typologies ou rechercher des précurseurs. Il faut pour cela s'intéresser au style et à la structure du récit.


Que se passe-t-il dans Les Fourmis et Voyage dans le microcosme, les deux textes que j'ai lus.
Un homme va voir un brahman, un sage hindou, pour lui demander ses lumières sur Dieu et la providence. Il est transformé en fourmi, écoute le prêche d'une fourmi qui croit voir dans les actions quotidiennes des paysans des actions divines destinées à récompenser ou punir la foi ou l'impiété des fourmis. Il essaye de lui faire entendre raison, que tous ces phénomènes sont des conséquences aveugles du travail des paysans, est mis à mort, revient dans son corps et remercie le sage de lui avoir ouvert les yeux.


Dans Voyage dans le microcosme, un mort se retrouve à flotter et visite tour à tour le cerveau d'un philosophe et celui d'une coquette. Je dis cerveau, mais en fait, c'est décrit comme une rue commerçante où le travail est soigné, continu et efficace ou comme une cour dans laquelle les courtisans intriguent et sèment le désordre dans le royaume. Donc en fait, je sais pas trop ce qu'il a visité ...


Tout y est maladroit, lourd, terriblement peu innovant. On décolle à peine de Platon. Pire, le sage du premier récit n'est Hindou que pour justifier ses pouvoirs. Il aurait tout aussi bien pu être un ermite ou une sorcière, mais c'est l'époque où s'ammorce une grande vague orientaliste, alors puisque c'est la mode, va pour un hindou … Je n'appelle pas ça de la SF, proto ou pas. J'appelle ça de piètres contes philosophiques. On me dira qu'au XVIIIe siècle, c'est la forme que ça prenait et que c'est un premier balbutiement. Et c'est là-dessus justement que je ne suis pas d'accord.


L'expression « science-fiction » date de1851. William Wilson l'utilise au chapitre IX de son A little earliest book upon a great old subject, dans lequel il commente le livre de R. M. Horne, A poor artist. C'est ce récit là qui, si on le veut, nous montre ce qu'est la proto-sf, mais cette expression n'a aucun sens. Ce récit, c'est de la SF, point.


A poor artist raconte les déboires d'un peintre pauvre qui n'arrive pas à vivre de ses talents. Sans un sou en poche, il s'endort dans une forêt, est réveillé par un animal (une abeille peut-être) avec qui il commence à discuter, à qui il essaye d'expliquer ce qu'est un peintre. Il arrive tant bien que mal à lui faire comprendre que le peintre peint les objets qu'on trouve remarquables de sorte à en pouvoir garder l'image. Là dessus, ce premier animal va lui décrire un objet nouveau qu'il a vu chemin faisant, mais sa description est tellement folle que le peintre n'y comprend rien, s'agace, fait sans aucune conviction un vague croquis qu'il a bien l'intension de jeter quand il pourra. Cinq autres animaux viennent qui veulent eux aussi qu'il leur peigne un truc, mais leurs descriptions respectives, pour uniques qu'elles soient, sont toutes insensées. À la fin, on découvre avec un certain étonnement qu'ils ont tous décrit le même objet, mais vu à des échelles différentes, sous un angle différent, avec des yeux structurés différement. Si bien que l'on découvre avec le peintre que, loin d'être folles, les descriptions faites étaient en fait rigoureusement exactes et que le monde n'est rien en lui-même, mais qu'il dépend de la perspective depuis laquelle on le perçoit.


Dans ce récit aussi il est question de devenir plus petit, de voir les choses avec les yeux de la fourmi. Mais là où Emet de Vattel fait de la fourmi le simple décalque de l'homme le plus tarte (le prédicateur anthropocentriste aveuglé par sa foi), Horne traite la fourmi comme fourmi, dans sa différence spécifique. Il s'intéresse à la manière dont les animaux voient le monde et cherme une manière amusante de la faire saisir. Bien sûr, les animaux ne parlent pas et le texte de Horne est aussi un conte philosophique (ou plutôt : scientifique). Mais c'est un conte qui s'appuie sur ce qu'une science nous dit et s'efforce sur ce point de ne pas la contredire. Rien de tel chez Vattel.
J'ai eu le malheur aussi de lire Excursions du Petit Poucet dans le corps humain, d'Auguste Galopin (1886). Dans ce livre, le petit poucet et un de ses amis se font tout petits pour voyager dans le corps humain, suivre les étapes de la digestion, visiter les organes, les comparer avec ceux des animaux, etc. Dans ce livre, l'auteur connaît manifestement son anatomie (il est médecin il me semble) mais il n'y a pas de récit. Le livre est un ouvrage d'anatomie à l'usage des enfants, un ouvrage d'anatomie avec un semblant de narration et des mots simples, mais rien de plus qu'un ouvrage d'anatomie. Pourquoi vont-ils dans le corps humain ces deux-là ? Pour rien d'autre que nous le faire découvrir. Ça rend le livre très lourd. Tandis que Horne, lui, nous raconte une histoire, celle d'un peintre dont personne n'aime les œuvres et qui lutte pour réussir à vivre de son art. On se prend d'affection pour lui et on se réjouit à la fin quand son exposition est un succès. Il y a donc d'abord une histoire, et à travers elle on est amené à découvrir les manières différentes dont les animaux voient le monde. C'est cela, la SF. Une histoire d'un côté, des données scientifiques de l'autre. Sans que ces dernières écrasent la première. Voilà la proto-forme de la SF. Et si elle se découvre au XIX, elle doit pouvoir se découvrir aussi au XVIIIe, encore faut-il savoir quoi chercher et quoi fuir (Vattel et ses fourmis).


On me dira enfin qu'il manque dans tout ça l'aventure spatiale, le saut dans l'inconnu, etc. Mais découvrir comment perçoivent les animaux, c'est faire un saut dans l'inconnu. Découvrir comment est le monde vu depuis la perspective d'une fourmi, c'est faire un saut dans l'inconnu, enfin, que la science-fiction ne se réduit pas à l'anticipation.

FanzineleChancr
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le 28 mai 2021

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Loci Incerti

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