En 1956, date de parution des Racines du Ciel, l’humanité commence à émerger de la torpeur de l’après nazisme. A cette époque où se mêlent le totalitarisme soviétique en Russie, le triomphe naissant de l’économie de marché en Occident et la fin du colonialisme en Afrique, Romain Gary puise la matière pour ce romain d’une richesse incroyable où il brasse de nombreux thèmes comme la liberté, les droits de l’homme ou l’écologie. Il propose une réflexion d’une grande modernité, ce qui fait de ce roman une œuvre éminemment actuelle.
Mais avant tout ce livre est purement jouissif pour tout fan de cet auteur. Sa plume, tantôt grinçante, tantôt lyrique, nous y offre une galerie de personnages d’une grande richesse. Jamais juge mais jamais dupe, l’auteur sublime chaque réplique, chaque regard, chaque sourire, et nous esquisse des hommes dans toute leur complexité.
Car l’homme est bien au centre de ce roman même si c’est d’éléphants qu’il semble s’agir comme feignent de croire ceux qui veulent instrumentaliser ou nier le combat de Morel.
Le vieil homme incarne l’intransigeance, un peu folle, d’un homme qui croit fermement à la bonté de l’être humain. Chez lui tout est sujet à résistance, tout est bon à protéger car tout peut porter atteinte à notre dignité. Qu’il s’agisse de la sauvegarde des éléphants ou des hannetons (avec l’anecdote poignante où ils sont mentionnés), qu’il s’agisse de la sauvegarde de la nature ou de la résistance face au nazisme, l’homme a pour devoir de respecter ses principes universels.
Débarquant, sa sacoche pleine de pétitions pour la sauvegarde des éléphants, dans un repaire de chasseurs d’ivoire, sa verve hallucinée n’entraîne que les plus damnés d’entre tous, tels Mina, une ‘danseuse’ violée par les troupes russes dans le Berlin d’après-guerre ou Forsythe, un ancien Marine traumatisé par la guerre de Corée et condamné pour trahison. Pour eux, Morel incarne l’espoir ; mais pour les autres, ainsi que nous lecteurs, il n’est qu’un Don Quichotte moderne qui gesticule pour des idéaux démodés. Pourtant, alors que sa lutte se radicalise avec la création d’une guérilla et que le combat de Morel acquiert un retentissement international au travers de la presse, la sympathie à son égard grandit ainsi que le cercle de ses suiveurs. Morel nous aura à l’usure, invincible et immortel, il ébranle nos convictions. Au fil des pages, l’espoir germe. Même Abe Fields, un photographe de guerre blasé par tous les conflits qu’il a couverts et venu suivre Morel pour vendre son scoop, finit par succomber au charme de la cause du prophète et sera son dernier compagnon lorsque celui-ci s’enfoncera pour toujours dans l’immensité de la brousse africaine.
Les Racines du ciel ne connait pas une happy end, car Morel échoue. En effet, l’homme, en qui il a tellement foi, n’aura de cesse de lui mettre des bâtons dans les roues. Que ce soit les institutions françaises, les nationalistes africains assoiffés de pouvoir comme Waïtari, ou l’ubuesque trafiquant d’armes Habib qui prédit l’échec de l’entreprise, Romain Gary montre à quel point la réalité peut faire obstacle à la concrétisation des causes désintéressées. Mais le génie de cette œuvre est de nous faire adhérer malgré tout à cet idéal un peu fou.
A l’image de son héros entêté, ce livre est finalement un livre d’espoir, un manifeste pour tous les idéalistes et une déclaration de foi en l’humanité.