Une réflexion sociale et économique sur l'immigration

Les Raisins de la Colère semble être le seul roman décrivant avec autant d'acuité le phénomène de migration des américains de l'Oklahoma, de l'Arkansas et du Texas vers la Californie dans les années 30, suite à la conjoncture des crises économique (Grande Dépression) et écologique (Dust Bowl). La description est alternativement objective, en prenant le phénomène dans toute son ampleur sociale et économique (mais les chapitres d'analyse restent très courts comparés aux chapitres de récit), et subjective à travers l'histoire d'une famille de métayers de l'Oklahoma à laquelle on s'attache très rapidement.
Lire aujourd'hui Les Raisins de la Colère est d'autant plus intéressant que les enjeux migratoires combinés aux enjeux écologiques sont d'actualité. D'après les études en climatologie les plus récentes, les combinaisons létales de température et d'humidité dans les zones tropicales deviendront si fréquentes à partir de 2050, qu'elles amèneront au déplacement de plusieurs centaines de millions voire des milliards d'individus, qui ne pourront simplement plus vivre dans leur pays (en Asie du Sud-Est, au Moyen-Orient, et en Amérique Centrale notamment). Ce que raconte Steinbeck dans Les Raisins de la Colère sera très probablement vécu par une grande proportion de la population mondiale dans la seconde moitié du siècle en différents endroits du monde simultanément.
Passée cette petite contextualisation, voilà un passage sur les tracteurs que j'ai trouvé excellent (mais il y a tellement d'autres passages tout aussi brillants !)



      Les tracteurs arrivaient sur les routes, pénétraient dans les champs, grands reptiles qui se mouvaient comme des insectes, avec la force incroyable des insectes. Ils rampaient sur le sol, traçaient la piste sur laquelle ils roulaient et qu'ils reprenaient. Tracteurs Diesel, qui crachotaient au repos, s'ébranlaient dans un bruit de tonnerre qui peu à peu se transformait en un lourd bourdonnement. Monstres camus qui soulevaient la terre, y enfonçant le groin, qui descendaient les champs, les coupaient en tout sens, repassaient à travers les clôtures, à travers les cours, pénétraient en droite ligne dans les ravines. Ils ne roulaient pas sur le sol, mais sur leur chemin à eux. Ils ignoraient les côtes et les ravins, les cours d'eau, les haies, les maisons.
L'homme assis sur son siège de fer n'avait pas l'apparence humaine; gants, lunettes, masque en caoutchouc sur le nez et la bouche, il faisait partie du monstre, un robot sur son siège. Le tonnerre des cylindres faisait trembler la campagne, ne faisait plus qu'un avec l'air et la terre, si bien que terre et air frémissaient des mêmes vibrations. Le conducteur était incapable de le maîtriser... il fonçait droit dans la campagne, coupait à travers une douzaine de fermes puis rebroussait chemins. Un coup de volant aurait pu faire dévier la chenille, mais les mains du conducteur ne pouvaient pas tourner parce que le monstre qui avait construit le tracteur, le monstre qui avait lâché le tracteur en liberté avait trouvé le moyen de pénétrer dans les mains du conducteur, dans son cerveau, dans ses muscles, lui avait bouché les yeux avec des lunettes, l'avait muselé... avait paralysé son esprit, avait muselé sa langue, avait paralysé ses perceptions, avait muselé ses protestations. Il ne pouvait pas voir la terre telle qu'elle était, il ne pouvait pas sentirce que sentait la terre; ses pieds ne pouvaient pas fouler les mottes ni sentir la chaleur, la puissance de la terre. Il était assis sur un siège de fer, les pieds sur des pédales de fer. Il ne pouvait pas célébrer, abattre, maudire ou encourager l'étendue de son pouvoir, et à cause de cela, il ne pouvait pas se célébrer, se fustiger, se maudire ni s'encourager lui-même. Il ne connaissait pas, ne possédait pas, n'implorait pas la terre. Il n'avait pas foi en elle. Si une graine semée ne germait pas cela ne faisait rien. Si les jeunes plants se fanaient par suite de la sécheresse ou s'ils étaient noyés par des pluies diluviennes le conducteur ne s'en inquiétait pas plus que le tracteur.
Il n'aimait pas plus la terre que la banque n'aimait la terre. Il pouvait admirer le tracteur... ses surfaces polies, la puissance de son élan, le grondement de ses cylindres détonants ; mais ce n'était pas son tracteur. Derrière le tracteur tournaient les disques luisants qui coupaient la terre avec des lames - de la chirurgie, non du labour - qui repoussaient la terre coupée à droite où la seconde rangée de disques la coupait et la rejetait à gauche ; lames tranchantes qui brillaient, polies par la terre coupée. Et, tirées derrière les disques, les herses ratissaient avec leurs dents de fer, si bien que les plus petites mottes s'émiettaient et que la terre s'aplanissait. Derrière les herses, les longs semoirs... douze verges en fer incurvées, érigées à la fonderie, aux orgasmes déclenchés par des leviers, au viol méthodique, au viol sans passion. Le conducteur était assis sur son siège de fer et il était fier des lignes droites qu'il avait tracées sans que sa volonté fût intervenue, fier du tracteur qu'il ne possédait ni n'aimait, fier de cette puissance qui'il ne pouvait pas contrôler. Et quand cette récolte poussait et était moissonnée, nul homme n'avait écrasé entre ses paumes les mottes chaudes et n'en avait laissé coulé la terre entre ses doigts. Personne n'avait touché la graine, ni imploré ardemment sa croissance. Les hommes mangeaient ce qu'ils n'avaient pas produit, rien ne les liait à leur pain. La terre accouchait avec les fers et mourait peu à peu sous le fer ; car elle n'était ni aimée, ni haïe, elle n'était l'objet ni de prières, ni de malédictions.

Philip-Marlowe
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le 24 sept. 2020

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