La route.
Serpent d'asphalte crevant les immenses étendues désertiques, déchirant le paysage d'un trait sombre. Là, entre les flaques de goudron fondu et les cadavres de coyotes imprudents, des milliers d'âmes errent vers un avenir incertain.
Des familles de fermiers, ruinées et dépossédées de leurs terres par d'immenses compagnies sans visage, sans coupable. Pour la rentabilité, le profit, on déracine des familles clouées depuis des générations à leurs quelques arpents, survivant péniblement à la force de leurs mains et à la sueur de leur front, extirpant leur pain de cette terre aride, couverte de poussière.
La poussière, ça irrite le nez, ça irrite les yeux. C'est pour ça qu'ils pleurent, vous faites pas d'idées. Faut être brave quand on part. Solide. Imperturbable.
Ils s'embarquent sur des camions instables, par familles entières, avec en poche les quelques dollars restant de la vente de leurs biens, leurs souvenirs. C'est une vie qu'ils laissent derrière eux.
Ils la laissent pour prendre la route. Mince échappatoire de ce pays maudit, porte de sortie de l'Oklahoma. Sur la porte, on a cloué des prospectus. Du travail en Californie ! L'Ouest !
La promesse de verts pâturages, de vergers luxuriants, d'abondance et de travail pour tous. L'annonce d'un paradis sur Terre, là, à quelques milliers de kilomètres à l'Ouest. Comme s'ils étaient nés du mauvais côté du monde, à l'Est d'Eden.
Leurs navires de fortune, tels des radeaux de médusés, se hissent péniblement de ville en ville. Chaque soir, ils s'ancrent au bord de la route, le temps de monter un campement provisoire. Ces camps de fortune, faits de toile et de bois, n'ont pas vocation à s'isoler. Les émigrants, unis dans leur détresse, s'arrêtent ensemble, partagent leurs peines, leurs souvenirs, leurs histoires, et pourquoi pas le peu de ragoût qui surplombe le feu timide. Comme de minuscules sociétés instantanées, des règles se créent, une solidarité s'installe. On partage les joies des naissances, les peines des décès, des liens germent, l'espoir se propage.
California dreamin'.
Puis le matin, le camp se désagrège, les voitures reprennent lentement leur marche en avant. Ne pas trop user les pneus, ne pas faire surchauffer le moteur, ne pas consommer trop d'essence.
Et un jour, enfin, une montagne. Un mur, dressé par la nature entre le désert et la vallée opulente, une dernière marche à gravir. Quelques kilomètres d'inquiétude avant la vision tant attendue.
"Dieu tout puissant !... J'aurais jamais cru que ça pouvait exister un pays aussi beau."
Là, en bas de cette route qui ondule, la vallée resplendit, brille de mille feux.
Pourtant, ce n'est pas le paradis qui les attend. Ceux ayant supporté le déracinement, le voyage, la soif, la faim, découvrent l'envers du prospectus. Ils s'entassent dans des bidonvilles en marge des villes, baignent dans la misère et le mépris et subissent les foudres de policiers payés pour les maîtriser, violemment s'il le faut.
Pas de travail ! Pas d'argent ! Encore des compagnies qui détiennent des milliers d'arpents et ne songent qu'à leur bénéfice. Ils travaillent pour un quignon de pain, pour nourrir leur famille, et dorment dans la peur du démantèlement de leur camp. On les appelle les Okies, on se méfie d'eux, on brûle leurs abris de fortune, on les laisse mourir de faim au prétexte que le voisin accepterait de travailler pour 10 cents par jour, lui.
Alors il faut partir, partir de ces Hooverville où l'espoir meurt avec ses habitants. Reprendre la route, chercher du travail. Certains accèdent à un camp du gouvernement, sans policiers, sans violence, avec de l'eau chaude. Ils mangent, se lavent. Ils dansent même ! Des conditions humaines, si différentes de ce qu'ils ont rencontré jusqu'alors. Mais là encore, le travail se fait rare, or il faut de l'argent pour manger.
Alors, pour ceux qui restent, il faut reprendre la route, se hasarder au gré des plantations pour espérer glaner un travail temporaire, ramasser des fruits, du coton, qu'importe. Leurs protestations, tentatives de grève ou d'organisation sont étouffées dans l'oeuf par la violence, la mort.
Ils désespèrent, privés de tout dans un pays si riche, si fastueux. Qu'on leur donne 5 arpents ! Qu'on les laisse cultiver un petit champ, élever des animaux !
Les compagnies en décident autrement. Les terres sont leurs, les choix également. Le profit.
Perdu le contact avec la terre, perdu l'espoir, perdues la dignité, la sécurité, la capacité de prendre soin de sa famille. Tout est anéanti dans ce paradis qui ressemble à s'y méprendre à un enfer. Reste la volonté de se tenir debout, de lutter. La colère monte, et la récolte est proche.
En attendant, il faut partir à nouveau, trouver du travail, quelque part.
Reprendre la route. Toujours cette maudite route.