Un livre ardu, mais d'une richesse incroyable - pour un public d'étudiants, ou de passionnés

Les rapports entre l'Empire romain et le christianisme sont un grand classique des études antiques, mais durant mes années passées à chauffer le banc en histoire, jamais je n'étais jamais tombé sur un livre capable de faire émerger une telle continuité dans la politique impériale, ou du moins dans ses critères et ses logiques. À ce titre, c'est bien plus un ouvrage d'histoire politique que d'histoire religieuse.
J'en suis sorti avec une vision complètement renouvelée sur un sujet sur lequel je croyais en savoir ma part.


La thèse que développe l'auteur, c'est qu'il s'agit d'une question avant tout religieuse : au sens de religion civique, de politique religieuse de l'État, de contrat entre le Ciel et l'État.


De chapitre en chapitre, on comprend comment et pourquoi l'empire décide de persécuter ou de tolérer, ou d'encourager le christianisme. Tout est fonction du degré de compatibilité perçue à un moment donné, dans un contexte donné, de la religion chrétienne avec les impératifs religieux de Rome et son obligation à rester en paix avec les Dieux : Les chrétiens sont-ils une source de trouble ou un atout dans le rapport de Rome au Ciel ? À chaque fois, l'auteur explique comment Rome trouve sa réponse culturelle, sociale, juridique à cette question.


Parfois, ça ne tient qu'à un détail, ou à des épisodes personnels en haut-lieu, qui déclenchent des prises de conscience qui vont dans un sens ou dans l'autre. L'auteur prend toujours le soin d'illustrer les milles nuances dans les positions et les prises de décisions ; on est loin du monolithisme idéologique qu'on rencontre parfois sur le sujet.


Mes passages préférés du livre (en tant qu'ancien étudiant d'histoire) :



  • j'ai beaucoup aimé les passages où l'auteur trouve dans les oeuvres littéraires des indices qui montrent une connaissance très précoce et profonde du christianisme dans la culture de l'élite
    romaine païenne
    : par exemple, les aspects christologiques prêtés à Hercule dans plusieurs oeuvres stoïciennes, ou les railleries anti-chrétiennes extrêmement subtiles chez Pétrone...

  • j'ai été bluffé par l'analyse de la correspondance entre l'empereur Trajan et Pline le Jeune, qui est à ce moment gouverneur quelque part en Asie Mineure. L'auteur explore tous les mots et les recoins de phrase pour comprendre les consignes que l'empereur donne quant au traitement des communautés chrétiennes clandestines, et les desseins qu'il poursuit.

  • le chapitre sur Constantin, qui décortique la teneur des panégyriques que les rhéteurs dédient à l'empereur à l'occasion des divers triomphes jusqu'à sa conversion est extraordinaire. L'auteur arrive à en extraire des trésors de connaissance sur l'évolution spirituelle de l'empereur. Absolument stupéfiant.

  • L'Introduction à la seconde partie, qui revient sur les attentes spirituelles internes du monde romain au moment de l'arrivée du christianisme, telles qu'elles sont exprimées dans la littérature post-républicaine, est également illuminant - mais très difficile, j'ai trouvé.


Il faut dire que l'auteur, Marta Sordi, est (ou plutôt était, elle est décédée) une grande antiquiste en Italie. C'est du costaud, ça demande des efforts, mais ça vaut le coup.
Côté regrets, j'aurais aimé, par exemple, que l'éditeur prenne le soin de traduire tout le latin et le grec présent dans le corps du texte, quitte à rajouter des notes de bas de page. Je sais qu'en Italie, le grec et le latin sont obligatoires pour le lycéen classique , et qu'on pratique ces langues "naturellement" dans les études historiques, mais ce n'est pas le cas en France.
Le style très "italien" de l'auteur (longues phrases, nombreuses incises) a une lourdeur académique qui peut rebuter.


BREF : Les chrétiens et l'Empire romain est un livre d'une grande érudition, avec une thèse très intéressante, complexe et nuancée, et brillamment étayée, mais ce n'est PAS un ouvrage de vulgarisation.
Rome semble redevenir à la mode ces derniers temps (notamment avec le livre de De Jaegere, Les Derniers Jours), c'est tant mieux.

EricBarbo
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le 5 août 2015

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EricBarbo

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