Les îles
8.1
Les îles

livre de Jean Grenier ()

C'est en 1959 que fut ajoutée la préface de Camus à cette œuvre. Et quelle préface ! En voici un bref extrait, qui se passe de commentaires « A l'époque où je découvris "Les Iles", je voulais écrire, je crois. Mais je n'ai vraiment décidé de le faire qu'après cette lecture. D'autres livres ont contribué à cette décision. [...] Celui-ci, au contraire, n'a pas cessé de vivre en moi, [...] »

Dans ce formidable recueil d'essais philosophiques, l'auteur nous emmène dans des réflexions profondes et tortueuses mais à chaque fois illustrées d'anecdotes de sa vie. Nous le suivons donc à différents stades de son enfance qu'il raccroche à chaque fois à des îles. Elles sont aussi bien réelles (comme les îles Kerguelen ou celle de Pâques) qu'imaginaires (L'Inde Imaginaire en est le parfait exemple, elle qui n'est île que par son mode de pensée si différent et la solitude de son désintérêt comme nous le verrons plus tard).

Les anecdotes évoquées témoignent du style peu conventionnel de l'auteur qui leur laisse une grande place, le positionnant entre deux mondes, ceux de la littérature et de la philosophie. Le concept d'île est moins évident dans la grande partie qu'il consacre à son chat Mouloud dont il nous raconte la vie en parallèle à ses réflexions. Il s'émerveille en effet d'abord de la passion dont les animaux font preuve lorsqu'ils entreprennent quelque chose, au contraire de l'humain qui se retrouve fautif dans l'histoire et finit par gagner le statut « d'être mutilé ». À l'inévitable moment où le chat se fait vieux, blessé par le temps comme par la vie, il est réduit dans ses possibilités d'avenir et de survie. Dès ce moment, il devient un prétexte pour parler de cette fausse compassion que l'on éprouve pour les mourants. Et Grenier de l'évoquer en ces termes : « Par soi-disant pitié pour les malheureux, en fait pour nous épargner la vue de leurs misères, nous souhaitons leur mort. »

Apres avoir évoqué la différence dans la façon de penser entre humains et animaux, il se penche sur la contradiction de la pensée humaine, ces différences qui existent entre les différents modes de pensée de l'Homme. Cette contradiction semble le fasciner et il nous l'illustre ainsi : « Toute pensée est sans valeur et par conséquent égale en indifférence à son contraire. ». Ainsi, ce qui ferait la force de l'Inde, c'est son désintérêt. Un désintérêt du matériel qui permet de se concentrer sur le spirituel et ainsi de tenter d'entrer en contact avec Cela, quelle que soit l'Entité que l'on se représente derrière cette appellation. Ce que l'Hindou recherche, et c'est à l'opposé du mode de vie occidental, c'est à mourir deux fois. Là où un autre tentera vainement d'échapper à la mort naturelle, l'Hindou fera tout pour aller à la rencontre de sa mort philosophique. Car tel est son but, mourir philosophiquement, après avoir atteint ce qu'il recherchait : se confondre avec Cela. Et pour y parvenir, il est prêt à plonger au plus profond de lui-même, à cesser d'exister, au sens où nous, et par là il faut entendre, selon Grenier : « une sorte d'esprit que je définis par ce qu'il pense et non par le lieu où il habite », l'entendons, pour atteindre ce qu'il décrit ainsi : « J'ai du nirvanisme, nous parlons ensemble, mais cela me semble irréel, je suis en dehors de toute pensée humaine. Ma pensée est illusoire; elle me reste étrangère, etc. ».
On pourrait résumer l'antagonisme entre le mode de pensée occidental et celui de l'Hindou de la manière suivante : « Ce qui compte ce n'est pas de faire le tour de l'Univers, c'est de faire le tour du centre de l'Univers ... ». Là où nous cherchons à explorer toujours plus loin en terme d'espace, l'Hindou commence d'abord par s'explorer lui-même. Avant de s'attacher à des biens matériels dont il n'est nullement sûr d'avoir besoin, il explore son Être à la recherche de ce qui lui est nécessaire afin de pouvoir exclure toute autre chose.
Lao-Tseu n'a-t-il pas dit : « Connaître les autres, c'est sagesse. Se connaître soi-même, c'est sagesse supérieure. » ?
Ce qui creuse une telle différence entre nos modes de pensée vient sans doute du fait que nous avons tendance à ne faire confiance qu'à ce que nous pouvons voir et/ou toucher, à « triompher » à travers le raisonnement. « Démontrez-lui qu'il peut les tromper, ils tombent dans le scepticisme. » Nous sommes incapables d'accepter que notre raisonnement puisse ne pas être juste et absolu. Ainsi, nous pensons en suivant un modèle défini, compartimenté selon les règles de la bienséance. Nous ne développons pas notre propre mode de pensée, nous nous appliquons à utiliser au mieux celui qui nous a été enseigné. Dans le même temps, quand nous pensons à quelque chose qui nous préoccupe, nous le faisons à l'exception de toute autre chose. Nous pensons dans l'absolu, nous pensons l'absolu. Mais nous ne nous en rendons pas forcément compte. C'est ce qui nous différencie aussi de l'Hindou. Pour lui, le fait qu'une catégorie, ou plusieurs, existe dans les esprits « entache de nullité la connaissance du monde sensible ». Mais il sait que c'est ainsi que les gens fonctionnent. Et il sait aussi que lorsque nous sommes préoccupés, nous pensons l'absolu. Pour lui, cette manière de penser se fait sans catégorie d'esprit et « suffit pour rendre cette connaissance valable et la seule certaine. ».
« Cette opposition radicale me ravit. Il faut choisir entre le monde et Dieu. On ne peut aller au monde que par le monde et à Dieu par Dieu. ». Voilà comment Grenier illustre et définit cette opposition entre « l'île » de la pensée occidentale et « l'île » de la pensée de l'Hindou.
Arkoniel
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le 19 févr. 2011

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