L’histoire de Pierre, Claire, Karine, trois jeunes gens brillants, débute dans les années 70 et se termine dans les années 2000. Elle est celle d’une génération traversant son époque au pas de course pour aboutir au constat d’une amère désillusion, teintée de renoncements personnels, mais aussi collectifs, plus ou moins consentis. Ce thème de la grande désillusion générationnelle n’est certes par original (on le retrouve, pour ne citer que deux exemples, dans « L’éducation sentimentale » de Flaubert ou encore dans « Les déracinés » de Barrès, ou alors plus récemment chez Houellebecq), mais son traitement par Lambron est une bonne occasion de se replonger dans les années 80 et 90.



Nous étions à l’école des prêtres laïcs, promis au magistère, à la préservation du savoir, à la propagation du rite



Les premières pages dégagent de fortes odeurs de marronniers, d’automne et d’envie de « monter à Paris » : khâgneux lyonnais, bagnards des lettres et du latin, les trois protagonistes racontent tour à tour leurs premières années post-bac. La même histoire est racontée selon le point de vue des trois personnages, de façon intermittente : l’amour des Lettres, l’amour tout court, les études difficiles, les rivalités scolaires, l’admiration réciproque, les ambitions de jeunesse, la musique, les années 70, la vie estudiantine, le fort sentiment déjà d’appartenance à une élite républicaine destinée à porter haut le flambeau du savoir.. Ce procédé de la triple narration est utilisé pendant tout le roman et offre au lecteur, à chaque changement de narrateur, un point de vue original du déroulé de l’histoire.



L'écart qui se creuse entre le personnage que l'on devient et l'individu que l'on pensait être



Puis c’est la montée à Paris tant espérée et l’intégration à l’Ecole (Normale sup) pour deux d’entre eux, à la Sorbonne pour le troisième : les fêtes, les tourbillons nocturnes, l’arrivée de Mitterrand, les séminaires de Lacan et de Derrida pour certains, le sexe sadien pour d’autres, l’agrégation, les fêlures sentimentales. Les voies d’eau s’élargissent, les amis ne se reconnaissent plus, se séparent : université californienne pour l’une, espagnole pour l’autre, les cabinets ministériels français pour le troisième.



L’angélisme fraternel de ma première jeunesse était bien mort



Puis, comme ceux de leur génération - c’est ce que montre Lambron - ils utilisent le cynisme comme mode d’action exclusif et se vautrent dans la culture du Veau d’Or. La question qui leur est posée est celle de l’intelligence sous rémunérée - l’Université, la transmission du savoir - ou de l’intelligence bien rémunérée - la haute fonction publique - ou très, très bien rémunérée - les banques, la mode, le CAC40.. Une seule se maintient dans la sphère universitaire mais demeure consciente des grandes fêlures de sa génération sans roman ni mythe fondateur. Les deux autres basculent, en toute conscience également. Tous souffrent. Tous regrettent.



Comment tel de mes camarades de Normale qui, en 1980, portait ostensiblement sur sa veste de velours un badge Solidarnosc se retrouvait-il, des années plus tard, impliqué comme directeur financier dans la déconfiture d’un grand groupe multimédia ? Comment la jolie agrégative frottée de deleuzisme deviendrait-elle, sans plaisir mais avec résolution, une spécialiste de la recapitalisation d’Eurotunnel ?



"Sans plaisir", la clé du roman.
Lambron, dans un style érudit doux-amer, nerveux, n’est pas tendre avec l’élite de sa génération post-soixante-huitarde passée de Foucault à la TV-réalité, de Derrida à Arthur. Dans ce roman datant de 2004, il n’envisageait pas réelement d’issue, il ne s’était pas trompé : le livre reste d’une actualité brûlante.


Pour ceux qui veulent découvrir ou revivre les années 80/90.

-Valmont-
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le 3 nov. 2017

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