Pourquoi ne pas prendre la main de Hrabal et s’enfuir le long des pages, dans les giclées de bière et les flots de soleil ? De ces escapades littéraires, je ressors toujours le sourire aux lèvres et les yeux émerveillés par toutes les frasques et les palabres du « professeur » et de ses amis. C’est un bouquet de miracles simples, une échappée désorientante dans une Prague marquée par la Deuxième Guerre mondiale et l’occupation soviétique.

Cette autobiographie à la troisième personne, dont la narration est laissée à la femme de Hrabal, délivre en effet le quotidien d’un noceur de tous les jours dans les années 1950 et 1960. L’Histoire de l’Europe de l’Est gangrène sourdement la vie des personnages, offrant un aperçu particulier des relations germano-tchécoslovaques ou de l’invasion soviétique de Prague en 1968. En étant inscrits dans la vie privée et le regard de la narratrice, ces événements que je méconnaissais ont pris une dimension tout à la fois plus concrète et plus affective, m’apportant une autre vision sur ces faits historiques. Pour autant, ce roman n’est pas un témoignage, c’est pourquoi des saynètes plus légères succèdent à ces épisodes, imitant le rythme et l’amalgame de la vie quotidienne, brassant en même temps l’Histoire et les faits insignifiants du quotidien.

Alors, ce roman s’avère être un grand mélange : Hrabal compare plus d’une fois son style aux désordres des rues, se moquant tout en louant son écriture à toute vitesse, superposant toutes les idées à la fois, mettant une touche de lyrisme dans le sordide. Néanmoins, contrairement à d’autres de ses romans, ce n’est pas le lyrisme qui l’emporte ici, l’écriture est moins imagée et se concentre sur une succession presque infinie de faits et d’impressions autobiographiques. C’est pourquoi Hrabal dessine son propre portrait, avec l’illusion de la distance créée par le fait que la narration revient à un tiers. Cet autoportrait se fissure alors, mettant en scène l’agacement d’Eliška devant l’émerveillement irresponsable et les beuveries illuminées de Hrabal. La personnalité de ce dernier se dévoile, brisant l’image d’alchimiste du quotidien que j’avais gardée de ces romans pour une timidité plus fragile, symbolisée par ses fuites paniques et ses velléités de responsabilité.

Il s’agit aussi bien sûr de la narration de la naissance d’un écrivain qui est traitée avec ironie. J’ai trouvé ravissante la description de la manière dont Hrabal tape sur les touches de sa machine Perkeo (« machine atomique » selon son ami Egon Bondy), presque amoureusement, et dont la frénésie répond à l’invitation à lire en diagonale ces longs blocs de prose. Néanmoins, Hrabal se montre également comme un artiste risible, préférant travailler dans les usines et dans les gares plutôt que d’écrire. Ainsi, même si son ambition de devenir « numéro un » est répétée à maintes reprises, on finit par sourire un peu de cet artiste qui, à la cinq centième page du roman n’a toujours rien publié. On voit également la condition des artistes sous le régime soviétique, la possibilité de publier ou non, le choix de se conformer aux demandes ou pas et la fluctuation des publications selon les libéralisations et durcissements.



Entrer dans ces pages comme entrer dans la vie d’un tiers, devenir familier des talons rouges et des petits parapluies de la narratrice, participer aux noces dans la maison et écouter les discours de Hrabal, c’est-à-dire vivre un peu au 24 rue Na Hrázi avant de refermer ces pages...

FuligineuxNympheas
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le 13 août 2022

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