« C’est encore ou de nouveau la nuit. »

On ne peut choisir épigraphe à la fois plus adéquate et plus ambivalente, plus interpellante que cette phrase d’Héraclite d’Ephèse pour servir d’ouverture à la retranscription que fait Marguerite Yourcenar de vingt-deux de ses rêves : « A l’état de veille, les hommes ont un monde en commun, mais, dans le sommeil, chacun possède un univers à part. »


La question de l’individualité, la question d’un « destin individuel » se dessinant dans une matière onirique que l’on suppose universelle s’impose donc et est surtout revendiquée en tant que telle : en effet, Yourcenar explique dans sa préface que parmi tous les rêves que l’on fait, beaucoup sont communs, beaucoup sont ordinaires, beaucoup sont « nés d’une indigestion de la mémoire », et elle distingue plus ou moins sérieusement entre les familles de rêve, entre les types de rêveurs, mais surtout distingue les rêves signifiants et personnels de tous les autres. Pourtant, à quel point un rêve est ou n’est pas ce qu’il y a de plus universel ? A quel point subsiste notre être dans ce phénomène qui affecte tous les cerveaux ?


Ces récits questionnent également la création littéraire, plus précisément la création poétique, mais plus largement toute forme de création. Alors que l’on pourrait presque dire que la rédaction de ces rêves commence dans leur sélection, on peut à l’inverse sans risque affirmer que même s’il y a analogie entre le rêveur et le poète comme le pense l’autrice, le travail de création fondamental est absent pour le premier chez qui la construction d’atmosphères, de trames narratives compliquées ou de dialogues originaux se fait en soi, mais malgré soi. La matière, le fond est pour ainsi dire offert, et à moins de réécrire le rêve, écrire le rêve consiste à ne pas trahir l’expérience du rêve : toute création ne peut que se faufiler étroitement et formellement dans l’écriture de ce qui reste une retranscription. Il s’agit donc d’un exercice particulier nécessitant mémoire et franchise rigoureuses, un exercice limitatif, contraignant, original et difficile malgré la générosité première du matériau. Pareillement, l’interprétation du résultat ne peut être une interprétation strictement littéraire, quand bien même le résultat est fait de mots et d’encre comme n’importe quel texte.


Pour en revenir aux résultats présents dans Les Songes et les Sorts, selon les aspects susmentionnés et mon avis subjectif, ils sont absolument passionnants et fidèles à ce que l’on pourrait attendre, et (toujours selon moi) le résultat global est ce qu’il peut y avoir de meilleur dans le genre de cet exercice.


Le fond est ce qu’il est, il n’y a pas spécialement de jugements à avoir dessus puisque comme je l’ai dit, il est arbitraire. Néanmoins, il est indubitablement riche de tous les voyages qu’a fait Yourcenar, paysages d’Angleterre, villes d’Italie, monuments célèbres, et de sa profonde érudition gréco-latine. Ces rêves colorés mais parfois sombres et glauques ont bien-sûr des motifs communs ; le nourrisson mort-né, la menace indicible, l’homme aimé, l’église, la roche, mais ils demeurent très diversifiés et font donc voyager, dans l’espace comme dans le temps, ce temps particulier du rêve.


La forme est le parfait équilibre entre inventivité du langage, transcription directe et recul analytique, il est même possible de considérer que Yourcenar utilise un côté plutôt lyrique et personnel de son écriture, qui me semble beaucoup moins classique que d’habitude (mais c’est sûrement la nature de l’ouvrage qui me donne cette impression), afin de restituer encore plus fidèlement la réalité de l’expérience rêvée. Car il y a souvent dans les rêves quelque chose d’intransmissible, d’ineffable, un sentiment ou une configuration d’évènements qui ne se rencontrent jamais dans la vie réelle, et qui sont par conséquent difficiles à communiquer. A plusieurs reprises, Yourcenar réussit, par son écriture, à faire comprendre ces moments au lecteur, au moins en grande partie. C’est là une des beautés de l’écriture en général : mal écrite, une chose peut sembler nous être extérieure, bien écrite, elle nous concerne entièrement. Ceci revient à se demander à nouveau quelle est la part d’intime et d’universel là-dedans. En plus de ces saillies singulières, on retrouve dans ces récits beaucoup de choses familières qui font forcément sourire, surtout si l’on a l’habitude d’écrire soi-même ses rêves. Par exemple, le mélange perpétuel d’illogisme et de réalisme quasi prosaïque : « Je me hâte, de peur que six coups ne sonnent au clocher de l’église, car je sais que les magasins ferment à 6 heures du soir », ou au contraire des oublis tenaces et inexplicables : « Si j’étais à l’état de veille, je me serais souvenue depuis longtemps que la guerre a détruit cette maison dont les ruines ne m’appartiennent même plus, mais le bruit des bombardements de 1914 n’est pas encore parvenu jusqu’à l’endroit où se passe mon rêve », ou bien des amalgames : « Le meunier de ce moulin est aussi le mercier et le confiseur du village », ou des personnages qui disparaissent soudainement, entre autres détails qui soulignent l’authenticité précise de ces récits. D’autres points sont intéressants qu’il faudrait développer, comme la place de la chute dans ces textes, dans la double ou triple signification du terme : chute narrative des récits au moment du réveil, chute concrète des personnes ou des animaux dans un abîme quelconque, chute au sens biblique ou au sens de fatalité, de malédiction, un dernier sens qui peut s’exprimer dans le rêve en tant que sentiment à part entière. Je ne parle même pas de la très belle retranscription des couleurs oniriques qu’effectue Yourcenar, couleurs qui parfois d’ailleurs constituent totalement la matière même de certains rêves.


A vrai dire, je n’attendais rien de cet ouvrage puisqu'il est réédité dans la collection folio 2€, je l’ai acheté les yeux fermés simplement dans le but de relire Yourcenar. Ce fut une excellente lecture et j’encourage tout le monde (les gens un minimum intéressés par le rêve et ses mécanismes, cela va sans dire) à lui donner une chance et pourquoi pas à déterminer par soi-même si oui ou non l’épigraphe se trouve justifiée à la fin de la lecture, car il s’agit d’une très, très vaste question pour laquelle je n’ai pas d’ample réponse.

floralion
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le 7 oct. 2021

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