Quelqu'un a-t-il compté le nombre de comparaisons ?

Plus sérieusement ; lecture toujours en demi-teinte, laborieuse, mais un véritable coup de cœur à retardement. Cela m'avait fait cela pour Les Gommes de Robbe-Grillet : ennui, attente, explosion bizarre (à peu près). Étrange proximité des dates entre ces deux œuvres, à deux ou trois années d'intervalle. Je sais que Le Rivage a été le roman le plus analysé et commenté de Gracq (après coup je comprends pourquoi) mais j'ai peu lu ce qui en ressortait ; est-il possible qu'il ait pressenti certains traits de ce qui constituera le mouvement non-mouvement du Nouveau roman ?


Quelques éléments vont en ce sens (cadre spatio-temporel nouveau, géographie imaginaire, impersonnalité, flou entretenu, intrigue narrative extrêmement maigre) mais évidemment ce roman dépasse toute catégorisation (ce qui est dans l'absolu le cas de chaque livre mais ça n'est pas le sujet), de plus il y a des personnages (auxquels je n'ai pas pu m'attacher du tout mais bon, des personnages quand même) ; l'ensemble est très psychologique (mais là aussi c'est intéressant car je trouve qu'il y a une ambivalence : la psychologie de ces personnages, même longuement et lourdement étalée, reste superficielle), de plus les descriptions géographiques et réalistes (?) foisonnent et doivent probablement constituer l'essentiel du livre.


Parlons un peu de ces descriptions, et plus généralement de cette écriture qui a suscité chez moi bien des impressions contradictoires. Tout d'abord, impression de voguer sur de la ouate ; c'est lourd, lent, répétitif, chargé comme jamais, parfois maladroit mais en même temps remarquablement fluide. Les comparaisons, je persiste à le croire, sont trop nombreuses à mon goût et beaucoup de passages auraient gagné à être plus concis. Ce qui sauve le style en dépit de cela c'est vraiment la beauté incongrue des images, je ne peux pas dire "originalité", ce n'est pas exactement ça. Un style agréable, parfois voire souvent somptueux, illustrant parfaitement l'attente, d'un auteur qui en rajoute sans arrêt pour finalement nous malmener un peu dans toutes les directions, et aucune.


Ensuite, l'aspect théâtral de cette écriture : il est indéniable, et c'est ce que j'ai à la fois détesté et adoré dans cette œuvre. Le ton de mystère artificieux, les dialogues à la fois emphatiques et à demi-mots qui confinent à l'absurde si on les lit avec un peu de recul, tous les double-discours d'ailleurs, la mise en scène presque permanente qui enrobe et fonde tout cela,... les personnages sont presque aussi inconsistants que des personnages de théâtre, avec une sorte de psychologie de surface, acteurs à peine actants de part l'imprécision et la ténuité de leurs rôles à la fois dans la narration et dans l'Histoire (c'est une généralité ainsi qu'une approximation bien-sûr mais j'espère me faire comprendre).


Pour le fond... c'est une tragédie évidemment, une tragédie historique qui analyse de long en large un impensé historique, comment (re)nait un conflit, sur du vent ; sous quelles formes indistinctes naissent les relations entre entités, états, pays, bref entre tout ce qui dépasse l'individu, comment globalement les choses "arrivent", comment la guerre survient, comment d'un coup des situations changent de façon immobile, si il y a un destin ou des chemins re-traçables derrière tout cela. Des questions très intéressantes donc mais qui ne se révèlent pas immédiatement aussi limpides dans cette écriture dont on a parfois le sentiment qu'elle cherche l'indicible pour l'indicible.


Selon mon interprétation et au vu de la conclusion, il s'agit effectivement d'un destin tragique, le récit d'une relation sur le mode de la rencontre qui doit advenir, inévitable et quasi amoureuse. D'ailleurs, dans cette perspective (amour/guerre, attirance/rejet : antagonisme propre en soi à une forme de tragédie classique) j'ai trouvé très intéressant un certain fait, que les relations entre hommes ici posées sous le signe de la difficulté sont dépeintes fortement érotisées : Aldo et Marino, Aldo et son visiteur nocturne étranger... Et là-dedans, l'assoupissement, la déliquescence, la mort passive ou effective, la mort sous toutes ses formes et métaphores. Le caractère morbide, mortifère de l'ensemble pourrait seul être analysé dans un développement aussi long que le roman lui-même, et je ne mentionne même pas toute cette thématique de l'autodestruction en filigrane, discrète mais là encore, à mes yeux, très frappante. Tout cela nous laisse à la fin, au-delà de l'ennui, une sensation d'amertume indéfinissable et marquante.

floralion
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le 10 mars 2021

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