Lolita
7.9
Lolita

livre de Vladimir Nabokov (1955)

Une grande claque éthique et esthétique.

La jubilation et l'adoration provoquées par la lecture de cet immense chef d'oeuvre n'ont d'égale que la grandeur époustouflante du style littéraire de Vladimir Nabokov, qui s'il n'est pas un génie, est tout du moins l'un des écrivains les plus intelligents et les plus brillants du XXème siècle. Il est impossible de tarir d'éloges face à ce roman magnifique dont il est inenvisageable de lire une page sans s'exalter devant des saillies littéraires splendides, et sans sentir en soi sourdre le soupir d'une peur panique à l'idée d'en achever trop vite la lecture. Dans ce livre, tout est réussi. Rien, absolument rien, y compris les plus insignifiantes virgules, ne laisse à désirer, et le lecteur est emporté par un flux et un reflux de beauté, de nitescence et de finesse. Lolita dépasse même, transcende la seule littérature pour aboutir à une forme de jouissance artistique suprême, pourtant tellement difficile à en comprendre les ressorts, ce qui paraît finalement logique tant la littérature a cela de particulier qu'elle surpasse la raison, pour caresser la sensation des mots, avant même leurs sens. Le roman est également une déclaration d'amour à la langue anglaise, mais aussi à la langue française, extrêmement présente dans le livre, qui narre la trajectoire tragique d'un universitaire pédophile, débarqué d'Europe et qui tombe atrocement amoureux d'une petite fille, dont il épousera d'ailleurs la mère. Entre d'interminables voyages à travers la magnifique Amérique, des séjours toujours éphémères et des errements malsains autour de la pubescence sensuelle de la jeune Dolores Haze, le roman sonne à nos oreilles comme un coup de tonnerre. Le roman commence comme une confession insupportable, s'allonge sur une cavalcade fuyante et s'achève sur la consomption programmée de l'infâme personnage principal, pourtant si proche, vraiment horriblement proche de nous.


Le personnage principal, narrateur à la première personne du singulier, est affublé du doux nom ridicule et effrayant d'Humbert Humbert. Il raconte son histoire de son seul point de vue ultra subjectif, à tel point qu'il arrive au lecteur de douter de l'exacte vérité des faits, et à l'auteur d'explicitement s'adonner à des déformations de l'esprit, et donc logiquement déformer les noms des personnages et des lieux, surtout arrivé à la fin du roman. La pédophilie du personnage est évoquée, notamment son fantasme et sa brûlure intime pour les nymphettes, de jeunes adolescentes pré-pubères, entre neuf et quatorze ans. Il raconte ces sorties dans les parcs publics d'abord dans le but d'observer, puis d'effleurer, et de toucher ces jeunes filles, mascarades lui permettant de jouir intérieurement, sans jamais vraiment toutefois atteindre une certaine satiété du désir. Evidemment, l'homme tente régulièrement de se maîtriser, mais sans succès. Outre le fait qu'il essaie de justifier rationnellement ses penchants les plus immondes, notamment par son été d'idylle avec une jeune fille, Annabel, pendant son enfance, ou par un relativisme écœurant en comparant avec les autres époques ou exemples historiques, le lecteur sent que l'auteur ne résiste pas à un dédoublement de personnalité, ce qui explique les fréquentes alternances entre première et troisième personne du singulier. Quelque chose en lui le pousse à se livrer à des jeux et à des tentatives d'attouchements, et si au début, il se force à ne pas éveiller l'attention et à ne pas souiller la fillette, peu à peu se développe en lui une monstrueuse perversité qui le dépasse, le possède et le transforme en être amoral, ayant abandonné tous ses principes. Humbert Humbert passe d'un cynisme cruel, et d'une certain apathie, à l'élaboration d'effroyables mises en scène, à l'usage des autres comme de véritables objets, déniant et oubliant leur humanité, en dépassant les limites et en enlevant la jeune Dolorès, la gardant pour elle comme un objet, la cassant, la brisant et la manipulant. Entre les viols, les violences et cette emprise psychologique, le lecteur sent, quand il a surpassé l'épreuve du malaise, de l'indignation et de la colère, une certaine empathie envers le pédophile qui nous inocule un peu de ses vices, et il se rend compte que l'homme est plus possédé par Lolita que lui la possède. Comme le dit le narrateur, il est "insignifiant, inadéquat, passif et timoré". Sa faiblesse s'est dévorée elle-même, et même si, car il convient de la préciser, dans les années 50 la pédophilie n'est pas regardée avec les yeux d'aujourd'hui, il devient un monstre persécuteur, paranoïaque et assassin. Mais cela aurait-il pu être autrement ? Tout cela semblait tracé, et la forme du roman en témoigne, celui d'un journal d'un condamné.


Pourtant, il ne faudrait pas tomber dans l'écueil suprême de croire que c'est un roman uniquement centré sur cette relation entre l'homme et la petite fille. Finalement, cette oeuvre est surtout une expérience littéraire sans précédent, jouant sur les mots, et notamment un vocabulaire étonnamment riche, jouant sur les ambiguïtés, sur la subjectivité et surtout sur la complexité des sexualités humaines. La description des lieux, et du voyage accompli par les personnages joue une particulière importance dans Lolita et il semble que ces panoramas lacustres, canyonesques ou forestiers évoquent directement son âge d'or, celui de son été primordial avec Annabel pendant lequel le jeune personnage principal était "atrocement amoureux", et pendant lequel il voulait posséder jusqu'au moindre atome la jeune fille. D'une certaine manière, le roman semble être une réminiscence de cet été perdu, et toute sa volonté se calquerait presque inconsciemment sur le cours des choses, sur la volonté de possession de la jeune Dolorès puis sur le cadre du roman. De nombreuses théories ont été apportées sur le livre, et la plupart d'entre elles ont été rejetées par l'auteur. Ainsi, les personnages ne représentent absolument pas des paraboles de l'Europe et de l'Amérique, malgré la séduction d'une telle théorie, d'autant plus que Vladimir Nabokov lui-même a confessé avoir dans un manuscrit antérieur placé son intrigue en France, à Paris et en Provence. Néanmoins, le roman semble presque indissociable des Etats-Unis d'Amérique, et se marie clairement avec ce lieu, dans une symbiose quasiment parfaite, sans doute par l'idée d'une fuite vers les grands espaces, ainsi que de cette façon très standardisée de voir le monde moderne ("sensasss"). Finalement, Lolita semble, dans sa remise en question des choses, et par le sublime de son style, représenter de nouvelles interrogations stylistiques et annoncer avec une grande clairvoyance les obsessions de notre siècle, et ce avec un brio orgasmique.

PaulStaes
10
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le 6 juin 2018

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Paul Staes

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