Lud-en-Brume
7.7
Lud-en-Brume

livre de Hope Mirrlees (1926)

De l'or, partout : des pommes à la pointe de la plume

Ecrire un livre, c'est à la portée de tout le monde.


Si.


Pour peu qu'on maîtrise sa langue maternelle, que l'on soit assez assidu et que l'on ait un strict minimum d'imagination, on pourra à l'envi raconter les histoires qui nous trottent dans la tête, les apprentis magiciens, les loups-garous in love, et tant pis si le style se contente de narrer sans embellir, et si ces aventures souvent hautes en couleur ont comme un goût de réchauffé.


Les étagère de nos librairies ne cessent plus d'en attester, encore, et encore, et encore.
Nous n'avons jamais autant lu, mais peut-être jamais aussi mal, hélas – quantité et qualité ne faisant pas très bon ménage.


La faute, s'il en est une, à l'évolution de la société et des enseignements qui vont de paire : car à une époque où l'effort et la patience ne sont plus que les vestiges d'une préhistoire numérique considérée avec condescendance, où il faut divertir (sans plus) et où il faut vendre à tout prix (mais surtout : au prix fort), quelle place peut-on encore laisser à la sophistication de la plume, à l'originalité du postulat, à l'audace de l'esthétique ?


Il faut que ça aille vite, il faut que ça bondisse et que ça rebondisse, il faut que ça soit sans aspérités.


Après tout, pourquoi pas ?


Ecrire, oui, c'est à la portée de tout le monde.


Ecrire un livre, en tout cas.


Mais écrire une œuvre ?


Un texte qui traversera les époques, les modes, les ans, sans jamais perdre de sa superbe ni de son actualité ?


Un récit qui vous touchera en plein cœur, près d'un siècle après avoir été publié – au point de vous amener les larmes aux yeux non pas parce qu'il est triste, ou sombre, mais juste parce qu'il est beau – et parce qu'il l'est plus encore aujourd'hui qu'hier ?


Une fable dont vous dégusterez chaque petite phrase, tant elle sera élégamment tournée, comme autant de petits trésor, de mignardises que l'on savourera du bout de la langue ?


Une parabole dont vous apprécierez l'intelligence, la finesse, l'a-propos, jusqu'à son final d'Evangelion avant l'heure ?


Une ode dont vous mesurerez en fin d'ouvrage la profonde et douloureuse nécessité – tant le message qu'elle délivrera entre ses lignes vaudra pour votre siècle plus que pour ceux qui l'auront précédé ?


Mordre dans Lud-en-Brume, c'est comme goûter le fruit féerique – autant que défendu.


C'est se condamner à entendre la Note et vibrer à son rythme, même une fois le livre refermé.


C'est s'aventurer au-delà des défilés elfiques, avec la garantie de n'en pas revenir.


Jamais.


Chef d’œuvre de Merveilleux, mais tellement plus que cela, il nous rappelle à nous-mêmes : ce que c'est que d'écrire, ce que c'est que de rêver, ce que c'est que d'être humain, suspendus sur un fil entre l'animé et l'inanimé, entre l'arbre et la pierre.


Les lecteurs modernes trouveront le texte sans doute trop difficile d'accès, là où son style est au contraire d'une précision et d'une harmonie quasi-surnaturelles. Ils se plaindront sans doute de son rythme « paresseux » (écriront-ils à tort), confondant la substance et la péripétie, à trop jurer par Hollywood et les vidéoludies gros budget.


Mais moi ?


Moi, ha, j'ai versé ma larme, j'avoue, et je n'en rougis pas.


Au contraire. Je l'ai laissée couler avec fierté, gratitude et plaisir, tâchant de la faire durer au-delà d'elle-même pour en fixer la sensation, en moi, ne pas la laisser sécher sur ma joue ou mourir dans mon cœur.


Parce qu'en terminant cet ouvrage, j'ai été saisi d'une envie irrépressible : le besoin de serrer l'auteure dans mes bras. De la serrer longtemps. De lui dire qu'elle est toujours là, qu'elle n'a pas disparu, et que je porte désormais en moi une partie d'elle. Peut-être bien la plus belle, d'ailleurs.


Parce qu'il y a quelque chose de sublime et de triste dans l'oubli qui s'est emparé de ce livre pourtant exceptionnel, ou dans la façon confidentielle dont il est redécouvert aujourd'hui.


Parce qu'il n'est d'aucun lieu, ni d'aucun temps, mais de tous à la fois, et qu'on a le cœur lourd de se dire qu'une aussi belle âme n'existe plus qu'à travers ces poignées de pages – le cœur léger, aussi, de se dire qu'elle y existe toujours et pour l'éternité.


Parce que si tout le monde peut écrire un livre, on n'en dira pas tant d'une œuvre.


Dès lors : parce qu'à quoi bon écrire si c'est juste pour imiter, pour redire, pour se couvrir d'une gloire éphémère, et pas pour traverser l'espace, et traverser le temps, imprimé à l'envers de l'encre, préservé dans sa marge, juste assez pour voler une larme au lecteur à venir - en lui rappelant qui il est pour de vrai, ce à quoi il aspire et ce qui bat, aussi, dans sa poitrine.

Liehd
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le 10 juil. 2019

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Liehd

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