(Ceci est un exercice: je publie le même texte comparant le film au roman, ici et dans la fiche du film.)
Le roman de Robert Merle a été publié en 1972 ; le film de Christian de Chalonge est sorti en 1981. Avant même la sortie du film, Merle a renié le scénario co-écrit par Pierre Dumayet et de Chalonge ; le générique porte donc l'indication : « librement adapté du roman Malevil (Gallimard) ». Je vais ici tenter de comprendre les raisons plausibles de son choix, ce qui illustrera la notion de liberté de l'auteur.
Dans le roman, sept personnes survivent à un cataclysme d'origine non précisée, évoquant une explosion nucléaire (bien qu'à la longue, elle ne s'avérera jamais porteuse de radiations) : six hommes adultes et une femme âgée. Dans le film, ils ne sont que six, et l'un des hommes a été remplacé par le pharmacien du village voisin, venu discuter d'un projet urbain. Parmi les personnages qui intègrent le récit ensuite, trois femmes sont condensées en une seule : Evelyne, d'abord aveugle (à cause de la déflagration, qu'elle a regardée). Dans le roman, ce sont : Miette, jeune femme muette ; Catie, sa sœur ; Evelyne, adolescente orpheline.
Quant aux adversaires qui viendront se confronter à la communauté de Malevil, dans le roman, ils sont trois : Fulbert, un faux prêtre qui règne par une sorte de terreur religieuse sur le village voisin de La Roque ; Vilmain, un militaire (faux, lui aussi) qui impose son autorité grâce à des armes à feu ; et Armand, un villageois qui soutient Vilmain. Dans le roman, ils sont condensés en un seul : Fulbert, dit « M. le directeur », qui dirige un bordel dans un train coincé dans un tunnel.
Le roman est une chronique racontée par Emmanuel Comte, propriétaire du château de Malevil, où se trouvaient les sept (six) premiers survivants lors de l'explosion. Dans le livre, Comte est un paysan aisé de trente-cinq ans à l'esprit très avisé, âpre négociateur, éleveur avisé, un homme au charisme tranquille qui sait imposer ses vues par la persuasion plutôt que par la force. Dans le film, il est joué par Michel Serrault (52 ans au moment du tournage) ; ses talents de négociateurs ne sont pas mis en avant et il se contente de faire des suggestions que les autres approuvent sans trop rechigner. Le film ne contient d'ailleurs aucune des longues discussions qui occupent les protagonistes du roman. Au contraire, ils parlent peu, au point que l'un des personnages (joué par Jacques Dutronc) dit même à un moment : « On pourrait peut-être reparler, non ? »
Dans le roman, la première femme (en âge de procréer) qui rejoint Malevil est Miette, une campagnarde jeune et muette, dont Emmanuel a dû tuer le père trop autoritaire et dangereux. Sur une suggestion d'Emmanuel (qui estime que si l'humanité est réduite à néant, il ne faut plus pratiquer l'exclusivité en amour), Miette sera alors « partagée » par tous les hommes de Malevil (un par soir, en.. suivant les places à table). Dans le film, cet aspect fortement Sixties n'apparaît pas du tout ; à vrai dire, il n'y a ni sexe ni amour dans le film, à l'exception du fait que les femmes prisonnières de Fulbert dans le train sont violées, le fait étant à peine suggéré. Avec la religion, c'est l'autre élément qui ne figure pas dans le film ; la troisième différence fondamentale concerne le dénouement, qui n'a rien à voir.
Dans le roman, la religion tient une place prépondérante ; au point que Comte, afin de contrer l'influence de Fulbert (qui a instauré une confession obligatoire des citoyens), se fait nommer abbé et instaure une confession commune à tous les habitants de Malevil, l'imposant même (à sa façon insidieuse) aux athées minoritaires.
Le film n'aborde aucun des aspects économiques développées (parfois longuement) dans le roman. Comment organiser une récolte ? Une intendance ? Les récoltes si l'on veut manger l'an prochain ? La défense du château ? Les trajets à l'extérieur ? L'entretien des animaux ?
En fin de compte, la seule scène commune au film et au livre (une fois le prologue terminé), c'est l'attaque des survivants affamés qui dévorent le blé sur pied et se font massacrer par les Malevilois.
Le film se termine sur une double fin : un jour, des hélicoptères apparaissent, surgis d'on ne sait où, proclamant par haut-parleur que les survivants seront tous recueillis et transportés hors de la zone contaminée. Sans discuter le moins du monde, presque tous les rescapés se laissent embarquer par des soldats et des hommes en combinaison et masques à gaz. Pourtant, trois d'entre eux ont préféré (mais on ne sait à quel moment, puisque les hélicos ont surpris tout le monde) prendre la rivière voisine sur un radeau ; il s'agit de l'un des membres du premier groupe (joué par Robert Dhéry ; il semblerait qu'il corresponde au Meyssonnier du roman, mais son personnage n'est pratiquement pas défini, n'ayant qu'une douzaine de répliques), d'Evelyne (jouée par Penelope Palmer) et d'un membre du groupe Fulbert sauvé, dont on ne sait pas vraiment si c'est un jeune homme ou une jeune femme (el est cagoulé/e et la seule réplique qu'el prononce lorsqu'on la rencontre a été bizarrement redoublée par une femme !) Les trois (sans qu'on connaisse leurs liens) descendent le courant en surveillant le ciel, l'air à la fois inquiets et ravis ; le film se termine là-dessus.
Le roman, par contre, se termine environ huit ans après le cataclysme, dont on n'a jamais eu l'explication. Emmanuel meurt à 43 ans d'une péritonite annoncée, puisqu'il a plusieurs fois regretté au cours du récit d'avoir négligé de se faire enlever l'appendice quand il en était encore temps (au cours de ces huit années, aucun médecin, ni même infirmier, n'a jamais été trouvé ; dans le film, le pharmacien s'occupe des bobos et dispose même d'un petit stock de médicaments toujours adéquats). Thomas, un étudiant parisien qui séjournait au château au moment de l'explosion, reprend et complète le récit, qui se termine par un regard inquiet mais confiant vers l'avenir. C'est son personnage qui est absent du film ; il n'est donc pas là pour compenser le personnage d'Emmanuel, comme c'est le cas dans le roman. De fait, tous les personnages ont plus ou moins la même personnalité, à part la Menu (la vieille dame qui, dans le film, dispense quelques répliques bien mordantes, alors que dans le livre, c'est elle qui gère l'intendance d'une main de fer) et son fils handicapé mental, Momo (joué par Jacques Villeret).
Autre grand absent : le patois. Dans le roman, hormis Thomas, qui vient de Paris, les personnages sont autochtones. Il leur arrive de s'exprimer en patois, surtout lorsqu'ils ne veulent pas être compris d'éléments étrangers. Thomas ayant été supprimé, le patois a disparu. À moins, carrément, que ce ne soit l'inverse. Quoi qu'il en soit, les producteurs ne voulaient sans doute pas que leur film prête le flanc au ridicule. (N'empêche : j'aurais bien voulu voir Serrault et Dutronc s'exprimer comme dans Jean de Florette !)
Il est impossible aujourd'hui de savoir pour quelle raison exacte Merle a renié ce scénario ; chacune des différences majeures suffirait à justifier son choix. Toutefois, il faut bien admettre que ses considérations sur le rôle des femmes sont souvent oiseuses et oscillent entre la misogynie soi-disant bonne enfant (typique des années d'avant la révolution sexuelle) et l'incompréhension condescendante que pratiquent les gens qui se veulent tolérants (mais seulement jusqu'à un certain point). L'exclusion de tout aspect religieux a sans doute permis d'alléger le récit cinématographique ; Merle étant né en 1908, il a reçu une éducation tout droit héritée du XIXe siècle. Les scénaristes ont estimé (à juste titre, à mon avis) que la religion était un sujet qui ne pouvait plus intéresser grand-monde en 1981. Il y a fort à parier que si l'on réadaptait Malevil aujourd'hui, le sujet serait remis sur le tapis pour justifier « le renouveau du spiritualisme » décrété au XXIe siècle, lequel ne rêve que de revenir au XIXe
Count me out, thank you.
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Quoi qu'il en soit de ces deux sujets, le plus violent aux yeux de Merle a peut-être été le changement de fin, dont il faut bien dire que celle du film fait figure de gadget aussi débile qu'onéreux. Soit le producteur de Chalonge a cru qu'en claquant l'essentiel de son fric dans une sarabande d'hélicoptères (Apocalypse Now était sorti en 1980 ; je parie qu'un con de producteur en a fait un fantasme), soit il avait des amis haut placés dans l'Armée et a eu droit à un rabais. Dans tous les cas, cette fin n'est qu'une pirouette faiblarde, indigne d'un film qui aurait mérité un meilleur sort.
Et voilà que je me prends à rêver que Malevil soit réadapté aujourd'hui.. par une réalisatrice !