Martin Eden peut se targuer d'avoir une portée méta-littéraire assez forte en ce sens qu'il semble à chaque page laisser transparaître une double fonction : à la fois narrative et symbolique. Pourtant, si ce roman semble au début plutôt clair dans son message, son dénouement a de quoi laisser perplexe et perd le lecteur dans ses innombrables potentielles interprétations. Il est difficile de dissocier totalement d'une part cette véritable métaphore littéraire d'une oeuvre en train de s'écrire, et d'autre part cette fresque politique, sociale et philosophique assez riche, bien qu'ambiguë, que nous offre Jack London avec une maestria bien surprenante. Le plus frappant reste tout de même cette dichotomie incroyable entre la perception du lecteur, et la vision de l'auteur qui semblent particulièrement opposés, et qui dans la réalité, réussit l'exploit de traduire le propos le plus profond du livre dans le contexte de sa parution, et de sa lecture. Parce que c'est bien la dépossession tragique de l'auteur de son oeuvre, et par la même de son identité intime, qui semble traverser tout le roman. Toute cette symbolique se coule dans un style phénoménal, excellemment traduit par Philippe Jaworski, extrêmement fin et sensible, aux atours doux, colorés et poétiques.Martin Eden est donc un roman aux multiples faces, tellement bien réalisé qu'il a dépassé grandement l'entendement de son auteur, comme la littérature a dépassé le protagoniste du roman.
Le roman s'ouvre sur une scène extraordinaire par sa justesse prometteuse et parfaite d'un point de vue de la stricte littérature. Un marin, du nom de Martin Eden, pénètre une pièce luxueuse qui est celle d'une famille bourgeoise et lettrée de la ville pour rencontrer la famille d'un homme dont il avait sauvé la vie. Celui qui, sous les airs d'une brute épaisse, au corps lourd, musculeux, et même grossier, avance lourdement dans la pièce, mal à l'aise, ne sait comment s'exprimer dans un milieu si différent que celui dont il est originaire. Pourtant, il semble déjà peu à peu s'extraire de son déterminisme social en cherchant à montrer son amour, son désir, de la littérature à Ruth, cette femme dont il tombe éperdument amoureux et qui, quant à elle, se sent attirée avec contrariété par cette rudesse sauvage et miséreuse (ce qui en dit long sur le rapport au corps de la classe sociale, avec ses rapports de dégoût, de finesse et de complaisance). Le prolétaire lourdaud, dont tout l'habitus, au sens bourdeusien du terme, est étranger à ce milieu, se met à admirer la riche bourgeoisie dont il cherche à acquérir la légitimité dans la chaleur des bibliothèques et par l'amour de la belle Ruth dont la grande culture, malgré une certaine médiocrité intellectuelle notable, permet au jeune auteur en de s'enrichir culturellement. Mais petit à petit, le nouveau Martin Eden, qui écrit à en perdre la raison sans parvenir à se faire publier, qui tente désespérément de survivre financièrement, se met à haïr la classe sociale qu'il a admiré en reniant la sienne, et réalise que la bêtise n'est pas que l'apanage de la pauvreté intellectuelle. Cet idéaliste adhère alors au nietzschéisme en se considérant comme une forme d'aristocrate de la pensée, dépassant la société pour se suffire à lui-même, sûr de son talent et de sa valeur. Et pourtant, quand le Seigneur Eden connaît le succès, il se consume lui-même dans sa réussite, comme privé de sa propre identité, et de sa propre oeuvre qui se révèle être le fruit d'une lente déconstruction, voire d'une déstructuration personnelle.
Pourtant, le lecteur ne sait pas ce qu'écrit Martin Eden. Il ne peut qu'assister au processus d'écriture de l'oeuvre et à l'évolution du statut de l'auteur. Il est d'une certaine façon pris au piège de la dimension méta-littéraire du livre qui ne se découvre réellement qu'à la fin du roman qui est un véritable crève-cœur, fin pourtant magnifiquement préparée par un roman dont la structure semble avoir été conçue pour suivre l'évolution mentale et méta-psychique du protagoniste du roman, qui dans ses conceptions philosophiques et sociales, se transforme peu à peu au fur et à mesure qu'il s'accomplit dans la littérature. Mais cet épanouissement n'est pas réel et s'avère plutôt être une dépersonnalisation du jeune Martin Eden qui perd peu à peu ses repères, non pas en lui-même, mais dans le regard des autres sur sa propre personne. Il n'est plus ni un corps prolétaire, ni un jeune bourgeois, ni un homme de lutte, ou encore un philosophe aristocratique en quête d'absolu : il n'est plus rien que son oeuvre et ce qu'on en dit. Il n'empêche que le plus intrigant dans cette oeuvre littéraire est sa reproduction dans la réalité : si Jack London avait conçu Martin Eden pour être une critique du nietzschéisme et une apologie du socialisme, son oeuvre l'a dépassé et semble s'être bien éloigné de sa signification originelle. Quelle drôle de mise en abîme pour une oeuvre aussi complexe!