Vertigineuse comédie humaine : chapeau l'artiste !

Mécanique de la chute, Seth Greenland, trad. Jean Esch, Edit. Liana Levi (format de poche)


La chute des puissants (ministres, hommes ou femmes d'affaires, éminents représentants de l'establishment, hommes d'église) a toujours quelque chose de vertigineux. Etre tout un jour et plus rien le lendemain : passer, tout à coup, des paillettes sous la lumière au bannissement social, de la respectabilité générale à une proscription unanime. De vertigineux et, pour certains, hélas de plus en plus nombreux, de jouissif, tant ce coup du sort qui s'abat soudain sur un « famoso » est tenu pour une juste vengeance par temps d'avanies sociales, une récompense du ciel, une rétribution des oubliés ou des invisibles qui y voient le signe d'une prochaine et miraculeuse redistribution laïque des mérites et récompenses.


« La Mécanique de la chute » de Setth Greenland est le roman d'un tel vertige.


New-York, années 2010. Jay Gladstone est un magnat de l'immobilier, héritier d'un empire fondé par son grand-père, immigré juif d'Europe de l'Est, patron d'une prestigieuse équipe de basket du NBA qui a recruté une super star, milliardaire, séduisant, ami de Meryl Streep et d'Enzo Piano, philanthrope qui distribue des bourses aux étudiants déshérités, juif libéral ayant épousé en secondes noces une femme non-juive plus jeune, ancienne mannequin, belle et intelligente, qui aimerait bien avoir un enfant mais le contrat de mariage stipulait qu'il n'y en aurait pas (!), démocrate et bien pensant. Soutien d'Obama, il n'exclut pas d'être nommé prochainement ambassadeur des Etats-Unis dans un pays européen.


Las, les événements dont on ne peut rien dévoiler en décideront autrement.


A peine peut-on dire qu'un policier blanc tuera un Noir tout nu dénoncé par des voisins, que la star de l'équipe du NBA, qui n'a pas tenu ses promesses, souhaite renégocier son contrat au plus mauvais moment, qu'une procureure de l'Etat en pleine procédure de divorce à la suite d'une infidélité de son mari mais qui souhaite présenter sa candidature aux élections de gouverneur devra peser à plusieurs reprises la décision de poursuivre ou pas devant un grand jury tel accusé en fonction de considérations où la politique, les réactions de l'opinion, et le vote des électeurs auront leur part, que Jay, notre «  héros » va s'apercevoir que son cousin, aux commandes à ses côtés de l'empire immobilier, commet des malversations, apprendre que sa fille du premier lit couche avec une copine noire, laquelle, intersectionnelle de son temps, finira de gâcher la fête familiale de Pessah à laquelle elle avait été aimablement conviée en dépit de quelques préventions familiales, en accusant les Juifs de revendiquer «  en plus de la Shoa » l'esclavage, monopole des Noirs,


Ce livre, terriblement américain, où tout est nommé (les Noirs, les Juifs et le reste), joue à merveille et avec une grande finesse des traits du temps, non pas uniquement le « politiquement correct », mais aussi les épreuves de la bonne conscience, la culpabilité, les discriminations et tous les travers des milieux sociaux.


C'est enlevé, c'est terriblement drôle, c'est osé, c'est brillant.


La construction et l'intrigue sont éblouissantes et pleines de rebondissements, on ne s'ennuie pas une minute et, passé les dix premières pages, on ne peut plus lâcher ce gros livre de 700 pages.


Quant aux personnages, Jay, son épouse Nicole (elle, vraiment grandiose), la procureure Christine Lupo, Dag le basketteur, et ses frères, la fille Aviva, et sa copine Imani, Marcy, l'épouse du cousin Franklin, juive de stricte observance qui ne se remet pas du mariage de son cousin avec une non-juive, non seulement on croit en leur vérité, sociale, d'habitus ou psychologique, mais on les voit, on les reconnaît, on les connaît !


Là est la prouesse de l'auteur.


On aurait tort de croire que Seth Greenland nous ressert, plus de trente ans après, un nouveau « Bûcher des vanités » à la manière de Tom Wolfe. « Le Bûcher des vanités » était brillant et terriblement réactionnaire. Un live culte qu'on lisait avec un sentiment de transgression coupable, comme s'il fallait, déjà, un peu lever le couvercle de la marmite sociale ou ethnique en fusion.


Il y a dans cette « Mécanique de la chute » une humanité profonde, quelque fois un brin ridicule et le plus souvent blessée, mais qui nous ressemble. Greenland aime tous ses personnages, ne les blâme en rien, leurs ressorts sont ceux qu'ils sont (l'ambition, l'auto-apitoiement victimaire, les modes idéologiques, l'argent, le goût du confort, la salubrité ou l'illusion de la révolte, les tropismes d'appartenance communautaire, le sexe), ils sont aussi les nôtres. Cette «  Comédie humaine » est tout sauf moralisatrice ou idéologique. Elle est pleine de subtilités, d'intelligence, d'auto-dérision. Un miroir cruel mais dépourvu de malveillance. Chapeau l'artiste !

JoëlBoyer
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le 24 août 2021

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Joël Boyer

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