Fasciné par cet intellectuel à la connaissance encyclopédique (il détient la plus grande bibliothèque privée de France), et curieux de nature (a fortiori pour le camp qui m'est totalement opposé), je décidai de faire l'acquisition de ce livre pour voir un peu ce que pouvait être un véritable "intellectuel de droite". Je ne fréquente pas les librairies d'extrême-droite, donc a priori je n'aurais jamais dû tomber sur cet auteur, mais il se trouvait qu'il était vendu dans une librairie des plus branchouilles de Bruxelles. J'en profitai donc pour l'acheter, alors que j'avais déjà lu quelques-uns de ses articles sur le net qui m'avaient étonné par leur pertinence et m'avaient déstabilisé, tant je me voyais en accord avec bon nombre de ses arguments, puisés en général dans des oeuvres de gens plutôt "à gauche". Comment, me disais-je, pouvais-je être si souvent d'accord avec un gars considéré comme de droite, voire d'extrême-droite ? Le livre devait me permettre de répondre en partie à cette interrogation.

C'est donc un entretien de plusieurs centaines de pages où Alain De Benoist revient à la fois sur sa propre biographie (mais pas trop non plus, l'auteur étant plutôt pudique), et sur son parcours intellectuel. On croise ainsi tout au long du livre des personnalités issues d'un milieux clairement d'extrême-droite (De Benoist ayant commencé son parcours politique dans le syndicat étudiant nationaliste FEN) mais aussi d'autres comme Jacques Julliard ou même BHL. En lisant la vie de De Benoist, on repense à Jérome Leroy parlant de l'extrême-droite comme étant un sujet romanesque : il a eu en effet une vie des plus passionnantes, et le personnage pourra ainsi nous parler des fascistes qu'il fréquenta comme des Black Panthers qu'il visita en Amérique. On apprend aussi beaucoup de l'histoire interne de la Nouvelle Droite, ce courant intellectuel voué à influencer la droite française et la culture en général dans une optique gramscienne. Ce livre mérite donc d'être lu rien que pour connaître un peu plus de l'histoire de l'extrême-droite et de la droite en général.

Mais ce qui prend la plus grosse part du livre, c'est évidemment le cheminement intellectuel du personnage. Et c'est à un florilège de citations, de "name-dropping" comme on dit en bon globish, de références historiques, philosophiques, sociologiques, géopolitiques etc. auquel nous assistons. L'homme déploie en quelques centaines de pages son érudition monstrueuse, au point où l'on est à se demander ce qu'il n'a PAS déjà lu. C'est simple, il connaît sur le bout des doigts tout ce qu'il touche : libéraux, anarchistes, syndicalistes révolutionnaires (il a eu beaucoup d'affection pour des Sorel ou des Berth, et ce fameux Cercle Proudhon qui réunissait des proudhoniens et des membres de l'Action Française), socialistes (il aime beaucoup les socialistes non-marxistes comme Pierre Leroux, ou Michéa), nationaux-bolchéviques, révolutionnaires conservateurs (un autre courant qui fait partie de son panthéon, dont la caractéristique était de chercher une "troisième voie" entre capitalisme et marxisme), républicains, communautariens, etc... Et il a des idées sur tout, la sociologie, la géopolitique, la science, la politique, les maths, j'en passe et des meilleurs. Si l'on a la passion des idées, on est gâté. Et il puise ses inspirations partout, à gauche comme à droite, à l'extrême-gauche comme à l'extrême-droite. C'est ce qui rend cet intello si ambigu : on ne sait vraiment plus à qui l'on a affaire quand on le voit citer Drieu La Rochelle et la page d'après Castoriadis.

Alors, qui est Alain De Benoist ? Ce livre ne le dit pas, on en apprend peu hormis qu'il s'agit d'un gars prodigieusement intelligent et curieux, fier de ses origines à la fois populaire et aristocratique, et qui aurait pu être du "bon côté" de la barricade si les choses avaient être autres (si l'on en croit le début du livre, c'est, à l'instar d'un Rebatet en son temps, par anti-conformisme poussé jusqu'au bout, et par un certain dandysme, qu'il décida de rejoindre les fachos plutôt que les cocos). Il est en effet plutôt discret sur sa propre personnalité et son histoire intime. Mais ce livre mérite plutôt une autre question : où se situe Alain De Benoist ? A l'extrême-droite comme le disent beacoup de gens ? A droite ? Ou à gauche, comme l'affirme son ami le philosophe anticapitaliste et marxiste Constanzo Preve, qui en fait "le penseur de gauche le plus doué d'Europe" (on notera qu'il a quand même apporté son soutien à Marine Le Pen... comme De Benoist d'ailleurs) ? Question ardue. Je ne pense pas que l'on puisse encore le placer à l'extrême-droite, à moins de garder une vision de lui aussi vieille que celle du temps où des Glucksman ou des Attali étaient à l'extrême-gauche. L'homme, de l'avis de gens peu susceptibles d'affinités idéologiques comme Taguieff ou Jean-Yves Camus, a évolué, et plutôt en bien. Débarassé des scories anti-égalitaires et darwinienne, Alain De Benoist s'est sinon gauchi, du moins "antilibéralisé" et rougi. C'est là où réside donc ladite ambiguité : ces dernières années lui ont permis d'affiner son idéologie antilibérale et anticapitaliste, notamment au contact des travaux du M.A.U.S.S., des livres de Michéa, d'Orwell, de Debord, de Baüman, de Castoriadis, de Caillé, ou des vieux socialistes comme Proudhon, Leroux, Péguy, et tant d'autres. C'est ainsi que moi-même j'ai pu trouvé tant de points d'accord en le lisant parler de démocratie, de socialisme, de décroissance ou d'antilibéralisme. Sa culture immense m'a bien souvent fait découvrir des oeuvres de "mon camp" que je ne connaissais pas, et des faits historiques qui m'étaient inconnus. Nous partageons ainsi ces références-là, et ces critiques de notre époque et de l'économisme en vogue. Païen, De Benoist critique par ailleurs d'une manière très intelligente et radicale le christianisme, notamment en reprenant l'antienne de Gauchet sur "la religion de la sortie de religion", ainsi que le monothéisme, tout en fustigeant la phobie "anti-musulmane" actuelle.

Mais tout ceci ne peut masquer la face sombre d'Alain De Benoist, cette face sombre qui poussa Alain Caillé à s'en désolidariser et les décroissants à alerter les gens sur cette "décroissance de droite" dont De Benoist semble être le principal idéologue. Car s'il a évolué, il n'a néanmoins, pour diverses raisons, toujours pas quitté totalement sa biosphère d'origine, j'en veux pour preuve son dernier soutien à Marine Le Pen ou ses discours acritiques sur Garaudy, ainsi que ses diverses conférences face à des publics à l'évidence d'extrême-droite (on peut le voir ainsi apprécier Soral, préfacer les nationalistes révolutionnaires, etc.). Et sur le plan des idées, il a aussi gardé ce vieux fond d'extrême-droite peu supportable quand on connait qui il cite : des Brasillach, des Drieu La Rochelle, et un tas d'autres auteurs à l'histoire trouble et bien souvent impliqués dans une forme de fascisme. Son apologie de la révolution conservatrice allemande est aussi troublante, tout comme son soutien béat aux théories d'un Carl Schmitt. Et enfin, on ne peut, quand on a des idéaux socialistes honnêtes, s'aveugler au fait que De Benoist croit fermement dans les races et dans l'influence qu'elles ont sur nos individualités ou nos collectifs (s'il n'est pas raciste, il m'apparaît clairement racialiste), qu'il déteste toujours autant l'universalisme, a beaucoup de réticences par rapport à l'égalité, et défend un différentialisme tellement radical qu'il se rapproche lui-même d'une certaine forme de racisme inversé.

En conclusion, ce livre mérite d'être lu, j'y ai pour ma part appris des choses très intéressantes, mais il ne faut pas s'attendre à un livre plan-plan ou modéré. On peut y être facilement choqué, outré ou énervé, en plus d'être mal à l'aise si l'on a des convictions fortes. J'aurais mis probablement 9 ou 10 si je n'avais pas lu certaines choses bien trop insupportables à mes yeux.
Galaad-
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le 14 sept. 2012

Modifiée

le 29 sept. 2012

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