Entre merveilles exotiques et nostalgie du protectorat...
Marqué par sa date (1962), ce volume de « Découverte du Monde » s’inscrit dans cette littérature de voyage qui était porteuse de beaucoup de rêves à une époque où le tourisme international n’avait pas atteint le degré de massification qu’il a rejoint aujourd’hui. Ce qui peut nous paraître le commun des décors cambodgiens prenait alors une révélation issue d’une expédition aventureuse dans un pays attaché à ses traditions primitives. Les cahiers de photos en noir et blanc accompagnant le texte, suggérant à nos yeux l’ancienneté mais aussi la rareté de la prise de vues, renforcent l’attrait pour un monde tout autre que le nôtre, et, avec le recul, soulignent en quoi le Cambodge a été contaminé depuis 50 ans par les affres de la civilisation moderne.
L’exploitation du milieu procurant la subsistance aux habitants est traitée la première. L’auteur y souligne l’importance du Mékong, du Tonlé-Sap, du Bassac pour offrir aux hommes de nombreuses ressources halieutiques. La fabrication du nuoc-mam (qui fait partie de la culture mondiale) et du prahoc (cette pâte de poisson fermentée d’odeur décourageante, conservée dans des bocaux) est décrite. On rêve devant la description idyllique des îles côtières du Cambodge, aussi propres à attirer le touriste par un décor ravissant qu’à offrir des ressources aux pêcheurs locaux. La chasse aux paons, au python, au tigre, aux éléphants est l’occasion de faire frémir le lecteur par leurs dangers et leurs stratégies étonnantes.
Phnom Penh est décrite dans son état ancien, et Port-Sihanouk (Sihanoukville), édifié à partir de 1954, y apparaît comme une réalisation de pointe, qui tire le Cambodge de sa dépendance du Vietnam dans le domaine des relations maritimes.
On attend évidemment la description d’Angkor. L’historique de la découverte du site est bien retracé, mais les travaux de restauration qui ont eu lieu ces cinquante dernières années échappent évidemment à l’auteur. Les travaux d’anastylose apparaissent comme une nouveauté, et l’atmosphère de pillage des ressources archéologiques ressortent comme presque normales et habituelles... La photo d’une tour du Bayon avant anastylose montre le monument comme fissuré en tranches verticales, et donne une idée intéressante de l’état du site avant les restaurations.
La partie ethnologique et historique prend à contre-pied certaines de nos représentations, façonnées par notre vision à courte vue des cent dernières années dans le Sud-Est asiatique. Le Cambodge est peuplé de Khmers, peuple issu de migrations d’ « Austro-Asiatiques ». Ces Khmers ont pendant des siècles été en butte à l’impérialisme et au colonialisme militaire et agricole des Vietnamiens. Les Khmers semblent avoir reculé, reculé devant l’avance vietnamienne (qui s’y entendent à détruire ou « digérer » les populations soumises, tels que les Chams hindouisés !). L’auteur suggère que même la colonisation française n’a pas réussi à mettre le holà à la poussée colonialiste vietnamienne. Le Cambodge est bel et bien « indo-chinois », car partagé entre la riche influence indienne (non colonialiste, non assimilatrice, non ethnocidaire) et l’influence sino-vietnamienne (colonialiste, assimilatrice, ethnocidaire).
En revanche, les populations « primitives » (Les Pors, les Samré, les Sâoch...) dont parle l’auteur ne doivent plus être bien nombreuses ! Certaines descriptions ont toute la saveur : du vécu : les bruits de la jungle, de nuit, quand on loge dans une habitation sur pilotis ; la séduction hypnotique des psalmodies dans les pagodes, ainsi que des gongs, grelots, et percussions diverses dont la mise en mouvement est parfois confiée au vent.
On est un peu déçu par le simplisme de l’exposé sur les religions, peut-être suffisant à l’époque de la rédaction du livre. On apprécie la caractérisation du bouddhisme cambodgien : Bouddha y est déifié, et elle consiste plutôt en un syncrétisme bouddhisto-hindouiste. L’évocation du danger communiste dans le pays est évidemment très, très dépassée...
L’auteur, qui a assisté à de nombreuses fêtes religieuses, politiques et funéraires, nous en décrit le détail, occasion d’introduire de nombreux noms khmers d’objets, de vêtements, de parures inconnus en France. Une partie originale, lorsqu’il est question de l’art cambodgien, est la description des efforts réalisés par les « protecteurs » français pour redévelopper un artisanat d’art traditionnel, qui risquait de disparaître complètement. Le but n’est pas fondamentalement de rendre hommage au colonialisme français, mais de souligner que le Cambodge a évité de peu l’ethnocide. La musique et les danseuses sont évoqués dans toute leur dimension spécifique : description des instruments, des orchestres, études et pratiques que doivent exécuter les danseuses. Mieux encore, la littérature (contes populaires, poésie) est brièvement abordée : on y retrouve de cruelles histoires d’amour peuplées de princes et de créatures maléfiques.
La dernière partie de l’ouvrage, plus fastidieuse, résume l’histoire du Cambodge depuis la Préhistoire. Où l’on se rend compte que ce petit pays fragile a été pendant des siècles la cible des visées impérialistes de ses voisins, les Thaïs et les Vietnamiens. Quand on a lu le récit accablant des manigances agressives des Vietnamiens, on se prend à penser que ça leur allait bien, tiens, que de dénoncer l’impérialisme américain ! Combien de fois aurait-on dû dire « Vietnam go home ! » dans l’histoire du Cambodge !
On y suit le jeu souvent conflictuel des aires d’influence indo-brahmanique et bouddhiste. Que de coups d’Etat, de trahisons, d’usurpations ! Au passage on bénéficie d’une version interprétative du déclin d’Angkor. Lorsque les Occidentaux sont arrivés, au XVIe siècle, on retiendra le superbe roman d’aventures, peu moral mais passionnant, des deux pirates portugais Veloso et Ruiz, de quoi fournir un beau scénario à Hollywood !
La présence française, d’abord amicale et discrète, puis nettement plus brutale, a eu au moins cet avantage pour le Cambodge de lui permettre de récupérer nombre de territoires passés sous la coupe des Thaïs ou des Vietnamiens, parmi lesquels Battambang et Angkor. Imagine-t-on ce que serait le Cambodge sans Angkor, récupéré seulement en 1907 ?
Quelques belles figures de monarques constructeurs et modernisateurs sont évoquées avec vie : Ang Duong au XIXe siècle, puis Norodom (qui dut accepter le protectorat français), puis Sisowath, puis Sisowath Monivong. La remise en question de la présence française lors de l’invasion japonaise est évoquée, y compris le rôle de quelques résistants à cet envahisseur.
Le récit se termine sur l’accession du Cambodge à l’indépendance, et sur la personnalité exceptionnelle de Norodom Sihanouk, mort bien après l’achèvement de cet ouvrage. L’auteur, dans la foulée des décolonisations brutales et accélérées qui ont marqué son temps, conclut sur un éloge modéré des vertus du protectorat français. Ce type de point de vue n’est plus dans l’air du temps actuel ; au moins a-t-il la vertu de montrer que les opinions les plus répandues et les plus affirmées ne sont pas éternelles. Les nôtres subiront ce sort, comme les précédentes.