La vie et le cinéma de Robert Kramer comme révélateurs d’une vie et de ses rêves.

Patrice Robin a rencontré le cinéaste Robert Kramer à l’été 1999, alors invité à Paris pour une rétrospective de son œuvre.


De Robert Kramer, je savais deux choses. Son engagement d’abord, à 20 ans, dans les mouvements pour les droits civiques et contre la guerre du Vietnam, cet engagement affirmé plus tard dans ses films tournés aux USA et dans le monde entier. Son absence totale de concession à Hollywood ensuite, une intransigeance qui l’avait contraint à quitter son pays en 1980 pour s’installer en France où l’œuvre était mieux accueillie.


Le charme et la sensibilité de Robert Kramer, sa mention inattendue lors de cette rencontre du décès de son père à l’âge de soixante ans, âge qu’il vient de dépasser, et sa propre disparition quatre mois plus tard, lancent Patrice Robin bien des années plus tard, lorsqu’il recroise à nouveau la trajectoire du cinéaste après un voyage au Venezuela, dans l’écriture de ce livre, où sa propre histoire se frotte par échos feutrés avec celle du cinéaste et avec ses films.


Toute sa personne dégageait un grand charme. L’attention avec laquelle il écoutait ce qui se disait m’avait frappé et la belle profondeur de sa voix.
Le choix des films arrêté, alors que la réunion se terminait, il s’était tourné vers la fenêtre, avait regardé le ciel un instant. C’était le milieu de l’après-midi, nous entendions le bourdonnement de la circulation quatre étages plus bas. Après quelques minutes, sans que rien dans la conversation précédente ait préparé cela, il avait dit, en suivant de son index les contours d’une tache qu’un rayon de soleil dessinait sur le bois clair de la grande table autour de laquelle nous étions assis, qu’il venait d’avoir soixante ans, que cela lui faisait drôle d’avoir dépassé l’âge auquel son père était décédé.
Il est mort quatre mois plus tard.


Selon l’expression de Robert Kramer, si le spectateur est là c’est pour qu’il lui « arrive quelque chose » à travers le film, et pas seulement pour « voir » ou pour « entendre ».
C’est dans ce mouvement que nous entraîne Patrice Robin. Visionnant les films de Kramer, L’écrivain tresse les images et impressions des films avec sa propre histoire, assemblant des fragments de sa réalité en résonance avec les fictions de Kramer, avec un art du montage qui rappelle celui de ce cinéaste singulier qui a toujours su mettre en mouvement fiction et réalité dans un même élan.


J’ai revu, pour commencer, Route One USA. Dans la première partie, à travers les Etats du Maine, du New Hampshire et du Massachussets, Robert Kramer filme des bûcherons, un pêcheur, des routiers, des policiers, des ouvrières, au travail ou au repos, chez eux ou dans des bars. Des retraités aussi, regrettant le bon temps, fiers de leur carrière. Des Indiens, inquiets pour leur avenir. Des petits commerçants, enfin, comme l’étaient mes parents, pas de quincailler comme eux, mais un épicier, un patron de pressing et certains que l’on ne trouve toujours pas dans la petite ville de l’Ouest français où j’ai passé mon enfance, une voyante et un tatoueur.


Le désir de Patrice Robin de parcourir le monde pour en témoigner lorsque, adolescent, il rêvait de partir en regardant l’émission «Cinq colonnes à la Une» fait écho à Route One USA, Walk the walk aux débuts et à la fin de son couple avec H. (raconté en fiction dans Bienvenue au paradis, POL, 2006), Doc’s kingdom à sa période d’exil dans la ville du Havre après son divorce ; la guerre du peuple de People’s war, tourné au Vietnam en 1969, résonne avec les ateliers d’écriture menés par Patrice Robin auprès d’adolescents déscolarisés, d’hommes et de femmes tenaillés par un sentiment d’abandon à Lille et dans le Nord.
Grâce à la précision et à la sensibilité du texte de Patrice Robin, il n’est pourtant pas du tout nécessaire de connaître les films de Robert Kramer pour être entraîné dans le mouvement de ce roman, qui sonde avec une finesse rare les détours d’une vie et ce qu’elle puise dans l’art cinématographique ou littéraire.


« Les endroits que j’ai filmés depuis trente ans étaient le théâtre de luttes, mais ils étaient avant tout des lieux, qui nécessitaient un voyage, la confrontation physique à une terre, un relief », dit Robert Kramer lors d’un entretien donné aux Cahiers du Cinéma au printemps 1998. Le lieu où j’avais décidé de situer mon récit est au-delà du périphérique. Je devais pour y accéder faire ce voyage dont parle Robert Kramer, me confronter à une terre et un relief qui ne sont pas ceux des beaux quartiers où j’habite. La géographie y est plus tourmentée, immeubles éternellement en réfection, façades taguées, poubelles régulièrement renversées, voitures désossées, restes de carcasses calcinées parfois.


Olivier Rolin disait qu’il faut croiser au moins deux fois la trajectoire d’une personne pour en faire un livre. C’est après avoir recroisé celle de Robert Kramer sur les traces d’un documentaire politique tourné au Venezuela, que Patrice Robin, qui rêvait à dix-sept ans de faire du cinéma, a composé ce huitième livre (paru en mai 2019 chez P.O.L. ) autour de Robert Kramer, cinéaste qui pensait devenir écrivain et qui a tant influencé sa vie.


Nous aurons le grand plaisir d’accueillir Patrice Robin à la librairie Charybde (81 rue du Charolais, Paris 12ème, à Ground Control) le 4 juillet prochain en soirée, pour fêter la parution de ce livre et évoquer aussi ses autres romans.


Retrouvez cette note de lecture et et beaucoup d'autres sur le blog de Charybde ici :
https://charybde2.wordpress.com/2019/06/23/note-de-lecture-mon-histoire-avec-robert-patrice-robin/

MarianneL
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le 23 juin 2019

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