Nature humaine
7.3
Nature humaine

livre de Serge Joncour (2020)

Il n’est aucun livre de Serge Joncour que je n’aie profondément aimé et ce dernier ne déroge pas à la règle.


« Nature humaine », à la suite de « Chien-loup » en 2018, porte encore son programme ramassé dans son titre : il s’agit bien de bâtir un roman autour d'un tiraillement, d'une dualité - entre nature et culture, entre éducation et instinct, entre (prétendu) progrès et inertie.
Entre passé et avenir, héritage et horizon.
Entre ce que la société dicte et ce que l’intime connaissance conseille.


Comme dans son précédent roman, Serge Joncour va encore ici faire efficacement alterner les époques d’un chapitre à l’autre afin de mettre en lumière les « évolutions » à la fois sociétales et technologiques et pouvoir dresser une sorte de bilan de la période cruciale qui s’étale des années 70 à l’aube de l’an 2000.


Le lecteur suit Alexandre, fils d’agriculteurs, dans la belle exploitation familiale (les « Bertranges ») nichée dans un coin perdu du Lot (région si chère à mon cœur !). Seul garçon d’une fratrie de 3 filles, il est donc tout désigné à la reprise du flambeau après les parents. Le roman soulève sans s’appesantir la question du choix du destin chez les agriculteurs. Si les sœurs partent toutes autour de la vingtaine « à la ville » (ici Toulouse) mener une vie indépendante et urbaine (et anonyme), le frère se voit tacitement imposer de perpétuer le projet agricole dont il est l’héritier. Toutefois, cela ne semble pas trop déplaire à Alexandre dont la philosophie de vie, les valeurs, le caractère taiseux et travailleur semblent bien convenir aux travaux des champs.


A la faveur d’une soirée dans la ville rose début 80, Alexandre fait la connaissance d’un groupe d’activistes anti-nucléaire dont l’un des membres est la blonde Constanze, une Allemande dont il va s’éprendre à jamais. Pour plaire à sa dulcinée, le jeune agriculteur va accepter de se lancer dans de périlleuses missions de sabotage. Entre tractages nocturnes, vagabondage en 4L et repérages de lieux, Joncour nous dit une génération engagée et militante, portée à la fois par des idéaux mais aussi par une soif d’action. Joncour dit aussi une époque où la parole politique suscitait encore enthousiasme, ferveur, savait galvaniser les espoirs. Ainsi des passages où il décrit la montée en puissance de la candidature Mitterrand et l’espérance folle qu’elle avait fait naître chez ses partisans (« la communion était faite », écrit-il après son meeting géant avant le 1er tour).
Les désillusions qui suivirent n’en furent que plus redoutables.


J’ai particulièrement aimé ce roman car il décrit avec une pertinence purement factuelle les trahisons de la classe politique, les espoirs déçus des militants, mais aussi et surtout : les grandes manœuvres (magouilles ?) technocratiques, étatiques et in fine, idéologiques désastreuses de la classe dirigeante. Joncour pointe également le désordre climatique puisqu’il choisit de faire démarrer et d'achever son texte en décembre 1999 au moment de la tempête.
D’ailleurs, les éléments sont un personnage à part entière.


Les Trente Glorieuses décrites ici, c’est l’invasion des nouvelles technologies et de la société d’hyperconsommation : téléphone, Minitel, Mammouth, hypermarchés, autoroutes. L’acmé de ce libéralisme déjà débridé (insensé) réside dans la séquence du shooting photo : l’une des sœurs d’Alexandre amène un jour à la ferme un publicitaire pour lequel elle travaille et qui compte photographier des tranches de jambon dans ce cadre rural. Problème, le père précise qu’ils ne font pas de jambon à des kilomètres à la ronde et que le jambon, c’est gris, pas rose. Il sera d’ailleurs encore question de la couleur de la viande un peu plus tard puisque l’hypermarché avouera préféré la viande très rouge de l’agriculture intensive à celle des vaches de plein air… Le marketing consumériste au détriment de la qualité : c’est en substance le propos de ce roman auquel on ne peut que souscrire.


Serge Joncour nous livre dans ces 398 pages un tableau sociopolitique d’une grande finesse qui ne manquera pas d’interroger durablement le lecteur et le replongera dans certains épisodes marquants comme la canicule de 1976 (« l’été de feu ») ou l’explosion de Tchernobyl dix ans après. Ce roman, dans son ambition à mêler la petite et la grande Histoire, m’a rappelé celle d’Annie Ernaux dans "Les années", radiographie sensible où elle tentait de fixer les décennies évanouies, d’en extraire la lettre et l’esprit.


Joncour décrit sans complaisance une activité agricole peu à peu dévorée par les normes et la paperasse, une modernité et des « progrès » qui ne semblent finalement pas en être tant que ça. Une situation qui semble donner raison à Crayssac, vieil « homme révolté », voisin d'Alexandre et ancien activiste qui voit d’un très mauvais œil ces apports modernes.
Chaque fois qu’il apparaît sont autant d'instants de vérité percutants :



Voter, moi ? Faire mon petit pipi civique tous les sept ans, non mais tu m’as pris pour un larbin.. (…) C’est pas ça, la démocratie, faut rendre le pouvoir au peuple. Même s’il ne l’a jamais eu, faut lui rendre…



Dans sa jeunesse, Alexandre le prenait pour un homme plein d’aigreur qui ne comprenait pas le sens de l’Histoire, mais en vieillissant il saisit qu’il était sans doute bien plus dans le vrai qu’il ne le pensait. C’est ce que j’aime chez les personnages des romans de Joncour : leur capacité à se remettre en question, à faire évoluer leur point de vue.


Car ne nous y trompons pas, "Nature humaine" est bien une charge, une manifeste virulent contre la mondialisation débridée, les ravages de l’hyperconsommation, le « progrès » aveugle qui écrase tout sur son passage, le dérèglement anthropocène du climat, la modernité qui hygiénise, « technologise » tout à outrance, un monde rural contraint de se réformer à marche forcée : rien de réac dans ce constat, juste de la sagesse et du bon sens (paysans). Sans trop prendre parti, le romancier évoque aussi « le péril fou de l’atome » décrit par ses camarades activistes, que des catastrophes telles que Tchernobyl ne font que renforcer dans leurs convictions qu’ils étaient dans le vrai. Et c’est tout un monde qui se met à marcher sur la tête et qui ne tourne plus rond.



Bon Dieu mais aujourd’hui, faut que tout voyage, les céréales, les vaches, les téléviseurs, les micro-ondes qui viennent de Hong-Kong, les walkmans qui sont made in Taïwan, et pendant ce temps-là on vend notre lait aux Chinois, tout ça se croise dans les airs ou sur les bateaux, c’est n’importe quoi… Vous savez ce qu’elle va donner, votre manie de la bougeotte, hein, vous savez ce qu’elle va m’amener à moi, comme à mes arbres, à mes poules, à mes chiens ? Une autoroute.



Finalement, c’est bien de basculement civilisationnel que parle ce roman, une révolution qui n’est pas décidée par le peuple mais à laquelle on le contraint et le soumet. A ce titre, l’exemple de l’autoroute, dont il est amplement question à la fin du roman, est éloquent et illustre la toute-puissance décisionnelle (donc tyrannique) de l’Etat face à la population. Un projet d’autoroute doit voir le jour qui viendra « dynamiser » tout le sud-ouest et relier le nord du pays à l’Espagne, toujours dans la même idée d’ouvrir le pays aux quatre vents de la mondialisation pour le bien (!) de tous. Cette autoroute va défigurer la vallée, abîmer la terre, les exploitations, constituer une nuisance sonore, polluer, faire fuir les bêtes mais qu’importe : ce que l'Etat a décidé, nul ne peut s’y opposer. Le caractère autoritaire, antidémocratique de ce dernier apparaît ici dans toute sa splendeur. Rien ne saurait arrêter le rouleau-compresseur de la mondialisation qui atteint jusqu’aux rapports amoureux : on ne rêve plus que d’ailleurs, il faut explorer le monde, partir, voir plus loin, en plus s'attacher ni s'enraciner nulle part, devenir un normade éternel. Alexandre aime Constanze l’Allemande mais celle-ci ne souhaite que s’installer en Inde pour bosser dans l’humanitaire. Pendant des années, ils se verront quelques jours l’été, entre deux ne feront que s’appeler. Elle est une "anywhere", il est un "somewhere". Alexandre « n’aime pas les voyages », est heureux là où il est dans cette vallée magnifique dont sa blonde semblait être tombée amoureuse. N’est-ce pas la clef de l’épanouissement que de « cesser de se rêver ailleurs », comme disait André Breton ?


J’ai également retrouvé dans ce roman ce que j’ai toujours aimé dans les textes de Serge Joncour : sensibilité, sensualité, tendresse, beauté des descriptions de paysages, douceur dans les dialogues, pudeur dans les sentiments, et ce champs de « fleurs de menthe fraîche » qui semblent parfumer tout le livre…



Cent fois il crut la voir, à la moindre blondeur bouclée, à la moindre grande silhouette au pull soyeux, à la moindre odeur de patchouli…



J’ai été très touchée par la fidélité grandiose d’Alexandre, par cette émouvante histoire d’amour au long cours, histoire dont j’aurais aimé connaître le fin mot, le roman nous laissant habilement à l’orée d’un intolérable cliffhanger, un « feu d’artifice » prometteur.


«Plus qu’une révolution, l’amorce d’une nouvelle ère » disaient les slogans de Mitterrand : quarante ans plus tard, qu’en reste-t-il ? Qu’est-ce qu’avancer, réussir sa vie, vivre avec son temps ?
Les peuples vivent-ils mieux qu’alors ? Qu’est-ce que le progrès et qu’a-t-il apporté ?
Les campagnes désertées, le glyphosate ? Je repense aux derniers mots qu’échangent Alexandre et son voisin, le sage Crayssac, qui finit par lui dire « Laisse faire la nature ».
A force de tout vouloir maîtriser, domestiquer, accélérer, simplifier, de vouloir se faire « maître et possesseur » de la terre et du ciel, l’Homme ne court-il pas à sa perte ? Le rat des villes est-il plus heureux que le rat des champs ?


Avec ce quatorzième roman, Serge Joncour prouve une fois encore son grand talent à sonder notre époque et ses errements, notre civilisation et ses contradictions, avec toujours cette habileté à faire se rencontrer des personnages que tout semble opposer, mais que le cœur finit par relier. Porté par une construction et un scénario efficaces, ce roman de Serge Joncour (son plus personnel) parvient à mettre les époques en parallèle avec brio pour en mieux faire jaillir les différences et nous permettre de lire le présent à l’aune de ce passé.


Un beau roman nécessaire qui jette des ponts entre les âges et trace les contours d’un retour aux sources séduisant en ce XXIème siècle déjà erratique. « Le passé, c’est l’avenir » ainsi que le dit Constanze à la tout fin du roman : à l’heure où chacun semble être tombé dans un profond « oubli de la liberté », peut-être est-il en effet grand temps de prendre enfin la clef des champs.

BrunePlatine
7
Écrit par

Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Les livres qui mériteraient une adaptation au cinéma et Eblouissements littéraires [2021]

Créée

le 4 oct. 2021

Critique lue 205 fois

1 j'aime

Critique lue 205 fois

1

D'autres avis sur Nature humaine

Nature humaine
feursy
8

la croisée de deux mondes

Les Bertranges, une ferme paumée au milieu des coteaux, les Fabrier y ont vécu pendant quatre générations, aujourd'hui Alexandre est le seul à y vivre au sommet des prairies. Alexandre est le fils...

le 3 sept. 2020

5 j'aime

Nature humaine
Nadouch03
5

Critique de Nature humaine par Nadouch03

Un roman social qui balaie les flancs du Larzac des années 80 à 1999. On suit la trajectoire d'une famille, et surtout du fils, destiné à reprendre l'exploitation familiale. Tendu entre la tradition,...

le 25 oct. 2020

3 j'aime

Nature humaine
Marcus31
7

Amour et eau fraiche

Par une de ces coïncidences totalement imprévisibles, ce bouquin présente de nombreux points communs avec le dernier film que j'ai vu, Les magnétiques : époque (les années 80, période charnière, même...

le 25 nov. 2021

1 j'aime

Du même critique

Enter the Void
BrunePlatine
9

Ashes to ashes

Voilà un film qui divise, auquel vous avez mis entre 1 et 10. On ne peut pas faire plus extrême ! Rien de plus normal, il constitue une proposition de cinéma très singulière à laquelle on peut...

le 5 déc. 2015

79 j'aime

11

Mad Max - Fury Road
BrunePlatine
10

Hot wheels

Des mois que j'attends ça, que j'attends cette énorme claque dont j'avais pressenti la force dès début mai, dès que j'avais entraperçu un bout du trailer sur Youtube, j'avais bien vu que ce film...

le 17 déc. 2015

77 j'aime

25

Soumission
BrunePlatine
8

Islamophobe ? Vraiment ? L'avez-vous lu ?

A entendre les différentes critiques - de Manuel Valls à Ali Baddou - concernant le dernier Houellebecq, on s'attend à lire un brûlot fasciste, commis à la solde du Front national. Après avoir...

le 23 janv. 2015

70 j'aime

27