Northanger Abbey
7.4
Northanger Abbey

livre de Jane Austen (1817)

"le voyage commença. Il fut dénué d’événements"

Malheureusement; la vie n’est pas comme un roman. Vérité très dure à admettre pour moi. Bien entendu, si par roman tu entends, comme Catherine, les romans gothiques où je ne sais quelles histoires peuplées d’atrocités, après avoir lu Northanger Abbey tu te dis "La vie n’est pas comme un roman, et c’est tant mieux”. A vrai dire je l’ai d’abord pris comme ça : pas besoin de complications et de difficultés pour que la vie soit une histoire très jolie ; la simplicité est absolument adorable, et infiniment préférable. Et il est important de savoir apprécier les choses telles qu’elles sont. Comme ils disent, être capable de voir l’extra dans l’ordinaire plutôt que de vouloir l’extraordinaire.



Sous ces modestes auspices, le voyage commença. Il fut dénué d’événements. Ni voleurs ni tempêtes n’intervinrent, ni d’accident de voiture propice à la présentation d’un héros. Rien de plus alarmant ne se produisit, qu’une crainte, savoir si Mme Allen n’avait pas oublié ses socques dans une auberge ; et heureusement cette crainte était sans fondement.



Le problème c’est que ce que moi j’entends par roman est beaucoup plus souhaitable qu’un roman gothique. Ce que j’entends par un roman, c’est un roman comme ceux de Jane Austen. Cette même Jane Austen qui, dans Northanger Abbey, s’amuse à se moquer de moi en me représentant la vraie vie : Alors voilà Catherine, elle n’a rien de spécial, il ne se passe pas grand chose dans sa vie, ensuite elle va là et il ne se passe rien, puis elle fait ça et il ne se passe rien, un jour il se passe un truc énorme en fait c’est qu’il y a eu un malentendu avec ses amis et finalement elle part sans eux et le jour suivant ils lui en veulent un peu, sinon des fois il se passe d’autres petits trucs comme ça, et le reste du temps il se passe des trucs mais seulement dans sa tête à elle. Et bon je ne souhaite aucun tracas, mais je souhaite quand même un peu plus que du rien. Et puis il y a la question du héros.



Elle avait atteint dix-sept ans sans avoir vu d’aimable jeune homme qui éveillât sa sensibilité, sans avoir inspiré de réelle passion, et sans avoir provoqué d’admirations, que de très modérées et bien fugaces. Voilà qui est étrange, en vérité ! Mais on peut généralement se rendre compte des choses étranges quand on en cherche avec soin la cause. Il n’y avait nul lord dans le voisinage ; pas même un baronnet. Nulle famille amie n’avait élevé un garçon inopinément trouvé sur le pas de la porte. Nul jeune homme dont l’origine fût inconnue. Son père n’avait pas de pupille, et le squire de la paroisse pas d’enfants. Mais quand une jeune lady est destinée à être une héroïne, le caprice de cinquante familles de l’environ ne saurait prévaloir contre elle. Sur sa route, le destin doit susciter et suscitera un héros.



Je ne peux pas faire autrement que de comprendre ça comme : ne vous inquiétez pas, je vais lui trouver un prince charmant à la Catherine, je vous le dit dès maintenant histoire que vous ne fermiez pas le bouquin. Mais honnêtement si le destin (moi) n’était pas là à veiller que les choses aient un minimum de sens et d’intérêt, je ne peux pas garantir qu’elle trouve son Tilney parce que les stats ne sont pas vraiment de son côté. Ce qui fait qu’au final Northanger Abbey laisse un goût amer. Mais fait du bon job pour défendre les romans : que ce soit dans les tirades qui ont explicitement ce but méta, ou en mettant en valeur (dans mon esprit du moins) le fait que de la vie on n’est pas sûrs de pouvoir attendre tant de sens et de cohérence. Il n’en reste pas moins que rien ne nous empêche de faire comme Catherine : tu peux être le narrateur, choisir la façon dont tu vas raconter ton histoire, choisir de voir les évènements. Rien ne t’empêche de raconter sur plusieurs pages la découverte d’une liste de lessive comme si c’était celle d’un mystérieux parchemin. Si tu veux éviter les désagréments que rencontre Catherine, tu prendras peut-être soin quand même de choisir un genre plus positif. Après tout, pourquoi choisir de voir la vie comme une tragédie quand on peut la voir comme une comédie ?


Et puis dans Northanger Abbey il-y-a Henry Tilney, qui au final est probablement mon héros de Jane Austen préféré (ce qui n’est pas peu dire). Il est juste tellement adorable : juste si witty, et la façon dont il taquine Catherine, et dont il joue avec les mots, et accorde de l’importance aux nuances de langage, et puis les métaphores et les propos qui ont une double signification. Sérieusement son rapport au langage lui confère un charme fou. Tilney est juste adorable ; tu lis Norhanger Abbey et tu as juste envie de parler avec lui; et de rire avec lui.



-Henry, dit Mlle Tilney, vous êtes très impertinent. Miss Morland, il vous traite absolument comme il traite sa sœur. Toujours il me cherche noise pour quelque incorrection de langage, et voilà qu’il prend avec vous la même liberté. Le mot « joli », employé comme vous avez fait, ne le satisfait pas. Il vaut mieux que vous en choisissiez un autre tout de suite, sinon nous serons écrasées de Johnson et Blair tout le long du chemin.
- Je ne croyais pas dire quelque chose d’inexact. C’est un joli livre. Et pourquoi n’emploierai-je pas ce mot ?
- Très bien, dit Henry, et la journée est très jolie, et nous faisons une très jolie promenade, et vous êtes deux très jolies filles. Oh ! c’est un joli mot, vraiment. Il convient à toutes choses. Aujourd’hui n’importe quel éloge sur n’importe quel sujet est compris dans ce mot.



Et puis il n’en a juste rien à faire des fichus stéréotypes de genre : Oui je m’y connais en mousseline, et alors ? Non, bien sûr que j’aime les romans, pourquoi je ne devrais pas juste parce que je suis un homme ? Il est juste indiscutablement lui-même, et dit ce qu’il a envie de dire. Et c’est un féministe ; ce qui est juste tellement rafraichissant ! Quelle bonne idée a eu Jane Austen de mettre de tels propos dans la bouche d'un personnage masculin ! Les propos y gagnent probablement du poids (même si c’est déplorable), et Tilney y gagne tellement tellement tellement.



Je ne dirais pas que les femmes écrivent mieux une lettre, pas plus que je ne dirais qu’elles chantent mieux un duo ou dessinent mieux le paysage. Dans toute chose qui dépend du goût, le mérite est à peu près également réparti entre les sexes.



Ou encore :



Man has the advantage of choice, woman only the power of refusal.



Le seul problème avec Henry Tilney c’est qu’on a un peu de mal à comprendre pourquoi il aime Catherine Morland. Je ne dis pas que je ne peux pas comprendre ; j’aurais compris qu’il tombe amoureux de sa naïveté, de son innocence, de son imagination, de ses maladresses, de l’adorabilité qui découle de tout ça. Mais ce ne sont malheureusement pas les raisons que Jane Austen a invoqué. Elle a osé dire qu’il l’aimait parce qu’elle elle l’aimait ! Je ne peux même pas accepter un propos pareil ! Je ne dis pas que c’est invraisemblable parce que ça n’est probablement que trop courant. Mais le présenter comme souhaitable ? Honnêtement j’ai un peu de doute sur la capacité d’Henry a être heureux avec quelqu’un qui ne le comprends qu’à moitié et ne saisis pas toute la portée de ce qu’il dit. Sur ce point je suis tout à fait d’accord avec l’essai en postface :



Catherine is affectionate, unaffected, and attracted to Henry, which is a good start. Unfortunately, however, she is also ignorant, gullible, and therefore unable to appreciate Henry’s main character trait – his wit – and so it is doubtful that she will ever be able to appreciate him for who he truly is. […] It is probable, then, that Austen intended the failure of the romance plot, not to sabotage her own work, but to make a point about romance plots in general. Her point, it seems to me, is that romance plots are inherently artificial. (Susannah Carson)



Et d’accord disons que c’est pour souligner le caractère artificiel des romances fictionnelles, pour créer volontairement quelque chose de bancal. Comme si on n’avait pas assez de livres pour le faire ! Henry méritait un meilleur sort : quelqu’un qui lui convienne mieux (l’essai en question suggère qu’ils vont finir comme M. et Mme. Bennet, ce qui à mes yeux est LA chose à éviter). Si même avec Jane Austen en guise de destin on obtient ça, alors qu’espérer de la vie et de son caractère aléatoire ? Est-ce que les histoires d’amour saines et équilibrées sont aussi (ou plus) rares dans la vie qu’elles le sont dans les romans ? Est-ce que l’idée de personnages vivants heureux ensemble n’est possible que quand on arrête l’histoire avant de voir vraiment ce que ça donne ? Est-ce qu’elle veut dire qu’en vérité ça ne marcherait jamais ? Heureusement qu’il y a ses romans suivants pour nous donner ce qui manque tellement à la fiction : des romances saines et équilibrées qui ont véritablement une chance de fonctionner dans le monde réel. Quelque chose à quoi aspirer, c’est quand même mieux que de se contenter de se dire que l’amour serait forcément quelque chose d’artificiel et illusoire.

Miss-Naïs
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le 20 févr. 2016

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