*Le temps d'un confinement, Lettre à Sylvain Tesson*

Cher Sylvain,


Ressens-tu toi aussi ces jours qui s’égrènent inlassablement ?


Ils sont comme retenus prisonniers de ce confinement décrété par nos pays, notre agenda placé sous cloche, le temps d’une dilution de ce mystérieux virus dans les prochaines semaines. Cet obscur objet, importé, désormais inoculé parmi nous, fut d’abord considéré telle une anecdotique brève d’information, exotique et lointaine, irrationnelle et abstraite. En à peine quelques jours, l’effervescence dans la prises de responsabilités étatiques, conjointement aux avertissements des scientifiques, confirma le caractère tangible de cette menace. Le covid-19 est une nouvelle réalité avec laquelle nous devons composer.


Nous ne le voyons pas or il est bien là. Nous consentons aujourd’hui, malgré nous, à sa juste fatalité. Si ce n’est ceux que ton président a appelé avec une élégante acuité: » les demi-experts et les faux-sachants »… Mais parlons plutôt des choses qui comptent veux-tu.


L’intégralité de ton œuvre esquisse la fuite aux quatre vents. Depuis tes premiers pas de wanderer tu as embrassé tous les contours, toutes les crêtes et tous les reliefs du monde. Hier encore tu pouvais les rejoindre. Comment vis-tu cet empêchement ? Avant cette isolation forcée, Il y a près d’un an déjà, un brasier terrible t’empêcha d’atteindre – à tout jamais sans doute – ton perchoir de reclus privilégié au sommet d’une Cathédrale. Car nous avions appris dans tes livres que le soir venu, tu aimais épouser le point de vue des gargouilles de Notre-Dame. Assis avec elles, en lévitation au-dessus de Paris, tu pratiquais l’affût et tentait de capter au vol la moindre émanation dans le ciel d’une nouvelle aventure. Funeste anniversaire… Je ne peux me résoudre à imaginer qu’à ce moment précis, amputé de ton sanctuaire et installé dans le confort «cosy» de ton appartement parisien, tu es à-même de ressentir une infime pulsion de départ. Et puis l’idée vient en marchant, tu nous l’a toujours confié… Réussis-tu à inventer un nouveau voyage ?


Cette introspection subie, contrainte, régulée par l’horaire fixe et implacable de la quarantaine nous pousse à chercher des réponses pour attendre le plus sereinement possible. Ma propre médication consiste à convoquer mes maîtres: La culture et l’art m’ont toujours montré la voie, je les considère alliés et guides. Ils illuminent les chemins, pour peu qu’on soit attentif à leurs enseignements, même en circuit fermé. Éric Tabarly, Victor Hugo, Friedrich Nietzsche, William Turner, Terrence Malick, Nick Cave, Alexandra David-Néel et toi, vous m’aidez à tirer de cette intervalle suspendue dans le temps toute une galaxie de pistes à explorer. Toi d’ailleurs, ta route fut celle jadis des Chemins Noirs pour soulager ta douleur. Loin de moi l’idée de faire ici un parallèle malheureux entre la gravité de ton accident et notre soudain enrayement du quotidien, néanmoins, arrives-tu depuis l’immobilisme à dissiper les orages ? Distingues-tu les prémices de nouveaux chemins noirs ? Féconder d’un malaise une pensée me semble être une noble cause à défendre.


Toute l’année nous souhaitons nous claquemurer chez nous, en nous, en tête-à-tête avec nos passions et nos affections. Cloisonnés entre des livres, des films, des chansons ou la douce obscurité de nos rêves, nous fantasmons une pause. Et lorsque nous y sommes finalement contraints par la force des injonctions, ouvrir en grand les fenêtres n’a jamais semblé à ce point nécessaire. Perçois-tu toi aussi ce paradoxe?


Bien sûr d’autres que nous sont à davantage à plaindre. Des citoyens se battent pour guérir et beaucoup travaillent sans relâche pour perpétuer le mouvement nécessaire de notre organisation, ce service minimum dont tout le monde dépend, toi comme moi. Pourrons-nous jamais les remercier assez d’aller au front quand nous patientons sagement entre des murs protecteurs ? Les hôpitaux et les supermarchés, notamment, sont devenus les centres névralgiques de la société, aidés autant que faire se peut par le pouvoir exécutif. Soigner, nourrir et servir. Les maîtres-mots d’une fonction publique vitale ces jours-ci. Il faudra se souvenir de leur abnégation quand nous sortirons de cette sombre période. Par contre, tu l’auras compris, le but n’est pas ici de pointer une défaillance possible dans le chef de nos gouvernements; même si une certaine indépendance sanitaire nous apparaît à tous aujourd’hui comme inéluctable.


J’arrive au bout de ma lettre et j’aime à penser qu’elle te parviendra. Puisses-tu la lire, toi qui si souvent m’a montré la lune et a envisagé pour moi d’autres mondes possibles. J’aimerais cette fois te parler au creux de l’oreille… Entendras-tu mes questions ? J’aimerais également te donner cette citation de Guillaume Apollinaire, issue de son célèbre recueil Alcools.


Il disait alors ceci:



« Ni même on renouvelle le monde en reprenant la Bastille, je sais que
seuls le renouvellent ceux qui sont fondés en poésie.»



Les murmures d’un renouvellement montent déjà. Les uns prétendent renverser les structures et d’autres changer le monde. Comme toi, Je me suis toujours méfié des prophètes, ils saisissent l’instabilité d’un moment pour faire fructifier leurs desseins dans la pénombre. Gardons-nous des slogans sur les porte-étendards… Malheureusement l’époque goûte peu aux poètes, elle les cantonne au rayon consommation et au pire, les propulse artistes-engagés, symbole d’une société nourrie moins aux paroles qu’aux discours. La poésie invoque des Hommes libres et spirituels, égarés dans notre civilisation, dont la seule vocation est d’être exigeant avec eux-mêmes avant de le demander aux autres. Je continuerai de prêter allégeance au vagabond mais pas au militant.


D’aucuns percevront la citation ci-dessus comme bien naïve et déplacée en pareilles circonstances. Ne sous-estimons pas pour autant pas le pouvoir des mots, des couleurs. Jamais.


Agencés en mélodie ou balayés en aquarelle, ils remédient aux plus insaisissables des peines.


Avec le plus chaleureux des doutes,


Rémi

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le 8 avr. 2020

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