Oblomov
8.2
Oblomov

livre de Ivan Gontcharov (1859)

Depuis les débuts de l’humanité, masculin et féminin sont associés à des valeurs. Le masculin, c'est la volonté, l’initiative, la hardiesse, le risque, la force qui va de l’avant. Le féminin est du côté de la conservation, le soin, la patience, l’attention. Ulysse l’aventurier contre Pénélope la persévérante. Le masculin est flèche, trait tendu, tel le sexe en érection. Le féminin est rondeur, tel l’accueillant vagin ou l'utérus protecteur. Il suffit, d'ailleurs, de regarder une représentation comparée d'un homme et d'une femme dans un dictionnaire pour voir le i en l'homme et le o en la femme. Là Renaissance l'avait bien compris, qui ne représentait là femme que potelée, bien en chair...


Que cette dichotomie soit remise en jeu, c'est un fait récent, bien plus récent que le roman. On n'empêchera pas qu'elle structure l'inconscient collectif, pour longtemps encore tant ces choses-là bougent avec lenteur.


O comme une forme cyclique aussi, qui s’oppose à la vision masculine d’un temps linéaire. C’est peu dire que l’Occident est dominé par la vision masculine. Les Orientaux beaucoup moins car la complémentarité du yin et du yang est inscrite dans leur culture. Ainsi peut-on constater dans nombre de films japonais que les femmes portent toutes des prénoms commençant par la lettre O.


Oblomov en comporte trois (comme la suite que je viens de donner au prénom dans cette phrase !). Je formule l’hypothèse qu’il n’y a pas là qu’un hasard. Car Oblomov et son ami Stolz forment les deux faces d’une même pièce – nous avons tous en effet en nous du yin et du yang.


Oblomov est force d’inertie, il conteste le besoin de créer sans cesse, le besoin de « sortir de soi-même ». Tel Diogène en son rond tonneau, il proclame par son mode de vie que le monde est parfait tel qu'il est, qu'il n'y a rien à faire que de s'en contenter.


Stolz, lui, est force d’initiative, à ses yeux la vie n’est concevable qu’en tant que mouvement.


Chacun recèle bien sûr une part de vérité. Dieu, pensé comme vérité ultime, est « celui qui change constamment sans bouger », ni tout à fait un autre ni tout à fait le même, comme l’intuition du poète sut le décrire en parlant d'autre chose... Dieu, s’il existe, est à chercher dans le paradoxe. Oblomov est un grand roman métaphysique car, en donnant vie à ces deux archétypes, il cherche à élucider le mystère fondamental de notre condition.


C’est aussi un roman philosophique. La figure apathique d’Oblomov convoque autant Epicure que Pascal, qui prétendait que « tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir demeurer en repos dans une chambre ». Tout le roman de Gontcharov est là !


Faire bouger Oblomov


Dans une première partie, c’est le monde qui défile dans cette chambre, lui enjoignant de rejoindre la norme, celle de l’action perpétuelle. D’abord Volkov, un fonctionnaire comme on aime les caricaturer c’est-à-dire point trop épuisé par son travail, un mondain aussi à l’agitation futile. Son but : briller. Soudbinski ensuite, entièrement dévoré par son travail et son ambition. Son but : faire carrière. Puis Penkine, un écrivain qui brasse des idées. Son but : changer le monde. Puis Alexeïev, personnage différent, terne, toujours dans la norme, qui n’énonce que des platitudes. L’amusant est que tous ces archétypes – qu’on ne reverra plus à l’exception d’Alexeïev car, transparent, il ne trouble pas le repos d’Oblomov – veulent amener notre héros au même endroit : Ekaterinhof. Lieu qui en vient ainsi à symboliser toute la vaine agitation humaine. Bien sûr, et c’est ce qui est très drôle, personne ne parviendra à faire quitter à Oblomov sa chère robe de chambre, l’objet fétiche qui représente l’attachement à sa condition. Pourquoi tous ces visiteurs s'acharnent-ils à convaincre notre paresseux de quitter sa couche ? Parce que Oblomov est une figure subversive, son indolence est une insolence, elle menace l'ordre établi. Mais tous échouent, et le lecteur applaudit.


Enfin surgit Tarantiev, le tonitruant, le vorace, personnage haut en couleurs, typiquement russe par sa truculence, qui accable Oblomov de reproches tout en le dépouillant. Délicieux ! Lui va jouer un rôle central dans la suite. Il ne cherche pas à entraîner notre héros à Ekaterinhof, pour une raison simple : il tire partie de l’apathie d’Oblomov. Il résout l’un des deux problèmes du jour, l’obligation qui est faite à Oblomov de déménager, en proposant l’appartement de la sœur d’un de ses amis, premier traquenard. Plus tard, il résoudra l’autre problème, la gestion du domaine d’Oblomov, et ce sera un second traquenard.


Bien sûr, Tarantiev suscite l’animosité des deux personnages masculins qui aiment sincèrement notre indécrottable procrastinateur, son valet Zakhar et son ami Stolz.


Zakhar, d’abord. C’est le Sancho Panca du Quichotte que représente l’utopique Oblomov dans cette société rongée par l’agitation. Sans cesse impertinent, tout en respectant son maître. Acceptant cette relation comme entrant dans l’ordre des choses. Comme son maître, il s'oppose à l’Occident chantre de l’évolution : les choses sont parfaites en l’état, tout ce qu’a à faire l’homme est d’aimer sa condition.



C’est la volonté de Dieu. Avec Dieu on ne discute pas. Il faut le remercier de ce qu’il veut bien vous donner.



Car Gontcharov, dans la lignée d’un Dostoïevski, a aussi écrit une défense de la Russie éternelle, cette Russie dont j'apprends grâce à SC que ses contes sont peuplés de personnages oisifs, cette Russie déraisonnable, rétive au pragmatisme occidental qu'incarne Stolz. Stolz l’Allemand, tant il est vrai que le réalisme, l’organisation, l’efficacité, sont les attributs archétypaux de nos amis teutons. Stolz, qui est tout l’opposé d’Oblomov, ce qui n’empêche pas les deux compères d’être liés comme les doigts d’une même main, comme nous l’avons dit.


Stolz est indispensable à Oblomov : c’est son réalisme, sa clairvoyance, qui le sortiront des griffes de ses bourreaux. Il est l’homme debout qui veille sur l’homme couché, le rempart nécessaire à Oblomov pour survivre dans ce monde sans pitié. Oblomov, lui, est pure innocence, comme L’Idiot de Dostoïevski. Si Stolz joue dans le roman le rôle du sauveur, notamment par le hors champ que maintient longuement, avec un beau suspense, Gontcharov à son sujet, Oblomov est lui aussi une figure christique : l’homme qui est l’absolu du monde par le fait qu’il ne se défend pas, comme dit André Marcowicz commentant Dostoïevski. C’est « ce cœur que jamais aucune boue n’a souillé » (p. 521 de l’édition Folio) qui touche en profondeur Stolz, sentant bien que cette pureté de cœur est tout autant nécessaire à l’humain que son sens des réalités.


Mais Oblomov n’est pas qu’innocence, il est aussi paresse. Paresse ou sagesse ? Seules deux petites lettres séparent les deux notions. Lorsque le P, la paix, de la paresse, se fait S, l’aise de la sagesse. Lorsque le R, l’air de la paresse, se fait G, « j’ai » de la Sagesse. « J’ai quelque chose de précieux, cette chose dans laquelle je suis à l’aise. Je ne suis pas ‘un Autre’ » : cf. la fureur dans laquelle Zakhar met son maître lorsqu’il ose le comparer aux Autres. Le roman de Gontcharov est aussi une ode à la singularité, à l’entêtement qui consiste à défendre cette singularité. Tout artiste devrait être attentif à cet écho-là.


Oblomov est encore un manifeste pour la… médiocrité. Je pense ici au bouddhisme, qui recherche l’extinction du désir, dont Heyrman de Kesserling dans son Journal de voyage d’un philosophe dit qu’il est une religion de la médiocrité. Car si les passions sont la source de nos souffrances, elles sont aussi ce qui fait notre grandeur. Alors que Stolz, en bon Occidental, rêve de soulever des montagnes, Oblomov ne voit pas l’intérêt de bouger le petit doigt. Grandeur contre sagesse donc. Occident contre Orient. Histoire d'O qui s'affrontent et se complètent.


Oblomov n'est pas tout à fait inactif : il rêve. Dans un long passage - qui formait le cœur de cette première partie lors de sa parution en 1849 -, « le songe d’Oblomov » décrit une sorte d’idéal de vie sur son domaine, fait de promenades, de siestes, de bons repas, d’une atmosphère constamment paisible. Une sorte de jardin d'Eden. Oblomov incarne la pureté de l'enfance, celle d'avant la chute du péché originel. C'est aussi cela que Stolz ressent comme un manque, en adulte qui pleure sa candeur perdue.


Ce rêve décrit en première partie, il le réalisera dans la quatrième partie mais… sans voir bougé de sa chambre. Ce qui fait toute la différence.


Faire vibrer Oblomov


Cette première partie formait un tout, que Gontcharov ne complètera que dix ans plus tard. Dans une deuxième partie, l'écrivain décide de confronter l’indéboulonnable Oblomov à la passion amoureuse. Cas de laboratoire intéressant : comment y réagira-t-il ?


Olga apparaît donc. Oblomov se teinte alors de romantisme, l’auteur prenant son temps pour décrire les soubresauts du cœur assailli. Oblomov veut voir en Olga une Cordelia, l’héroïne du Roi Lear qui se distingue par sa droiture et la pureté de son cœur. Une âme sœur, donc. L’amour épuise littéralement Oblomov, qui ne cesse de passer d’un extrême à l’autre. Y aller, renoncer ? Au moment de se marier, toutes les excuses sont bonnes pour ne pas franchir le pas : le regard que les gens portent sur cette union, la différence d’âge qui jette une ombre sur l’avenir du couple, le manque d’argent qui empêche de s’installer, ce domaine qui n'est pas prêt pour accueillir dignement le couple...


Pourquoi tous ces faux semblants ? Car au fond de son être, Oblomov sait qu’Olga n’est pas pour lui. La preuve : elle ne consent à l’épouser qu’à la condition expresse qu’il ne sombre pas à nouveau dans l’oisiveté. Plus qu'un échec, cette relation est « une erreur » comme le dit Oblomov. Oui, une erreur d'appréciation. Pour ne rien arranger, la demoiselle aussi est hésitante. Le seul aspect du roman qui ne m’ait pas charmé je crois, les incessantes simagrées d’Olga m’ayant quelque peu agacé.


Cette deuxième et cette troisième partie sont donc un long et douloureux cheminement vers le mariage. Une lutte contre nature. Chassez le naturel… décidément, rien, pas même l’amour, ne fera bouger Oblomov.


Caser Oblomov


Celui-ci, pourtant, a bien déménagé, contraint et forcé, chez la veuve Agafia Matveievna, propriétaire du logement dans lequel Oblomov s’est installé. Dans l’Occident capitaliste, le propriétaire a le pouvoir, pas en Russie où la noblesse compte davantage. Ainsi Oblomov, aux « petites mains blanches » a-t-il à son service la laborieuse Agafia – pendant que son frère et son ami Tarantiev continuent à exploiter la situation. Oblomov s’étonne, s’émeut même, de l’incessante activité d’Agafia. Mais l'activisme de cette dernière tranche sur les futilités des visiteurs : Agafia s’accomplit par la tache comme Oblomov le fait par l’oisiveté, c’est presque pour elle une forme de méditation. Foncièrement désintéressée, indéfectiblement dévouée, toute de naïveté, toujours à l’image de L’Idiot de Dostoïevski, voilà la véritable âme sœur de notre héros !


Nous avons parlé plus haut des qualités féminines comme relevant de l’attention. Gontcharov nous en donne un très bon exemple avec Oblomov focalisant sur les « coudes ronds » de la jeune femme qui s’active. Nous ne sommes plus, comme avec Olga dans l’amour romantique, largement désincarné, l’attachement naissant d’Oblomov s’ancre dans le concret. Du côté d’Agafia, il ne s’agit pas comme pour Olga de désirer un Oblomov fantasmé, l’Oblomov qui sortirait de cette Oblomovtchina considérée comme une maladie, mais de l’aimer tel qu’il est. A méditer ! De cet amour, naîtra un enfant, voué peut-être à devenir la synthèse d’Oblomov et de Stolz puisque c’est ce dernier qui en aura la garde et qu’il portera son prénom, Andreï.



Je mènerai ton Andreï là où tu n’as pas pu aller. Et ce sera avec lui que nous réaliserons nos rêves de jeunesse !



Car, dans la quatrième partie, pendant qu’Oblomov trouvait en Agafia le repos, allié à l’abondance retrouvée grâce à l’action résolue de son ami Stolz, ce dernier tombait amoureux d’Olga. Le bonheur de part et d’autre, donc ? Presque. Car Olga, après une lune de miel, se met à douter. Normal, elle est le personnage qui aime les deux facettes de la personnalité d’Oblomov/Stolz. Vouée à être constamment tiraillée, c’est le seul personnage véritablement tragique du roman : dans les bras d'Oblomov, elle cherche sa part manquante, l'éveil stimulant d'un Stolz ; dans ceux de Stolz la rêverie nonchalante de l'Oblomov perdu. Un idéalisme sans issue. (Notons à cet égard le personnage pragmatique et libéré de Sonietchka, amie d'Olga, qui sert de mise en garde adressée à son exigence idéaliste.)


Les deux hommes, eux, sont solidement installés chacun dans son archétype. Ne nous trompons pas : Gontcharov dans son roman ne fait pas le seul éloge de Oblomovtchina, la figure constamment positive de Stolz le prouve. Ce qu'il nous dit c'est que pour s'accomplir, l'humain doit réunir ses deux facettes antagonistes : le masculin et le féminin, l'Occident et l'Orient, le mouvement et l'immobilité, la tension et la détente, la détermination et le doute, etc..


A la fin du roman Stolz, accompagné du narrateur, rencontre Zakhar, aveugle, devenu clochard. Le monde a changé, pas Zakhar. Resté fidèle à Oblomov mort d'une attaque, il a bien tenté de se faire employer mais "on n'engage plus un valet qui ne sait ni lire ni écrire". Une autre employeuse lui a reproché sa niche pleine de punaises. Pourtant, proteste Zakhar, "comme si c'était moi qui les avais inventées, les punaises !" On retrouve là cet amor fati, ce consentement à ce qui est, que partageaient Oblomov et son valet. L'Occident a gagné, mais Gontcharov laisse en héritage ce roman, comme une épine dans le pied de notre pragmatisme.


De notre pragmatisme, mais aussi de notre hubris, le concept de la démesure cher aux Grecs de l'Antiquité. A l'heure de la transition écologique, à l'heure où il n'a jamais semblé aussi urgent d'apprendre à demeurer en repos dans une chambre, on peut se demander si Oblomov, l'homme qui ne brûle pas de CO² et ne génère aucun déchet, ne montre pas la voie de la raison. Oui, Oblomov nous mène jusqu'à la décroissance ! Notre virtuose de l'immobilité pourrait aussi parler à l'homme confiné, celui qui fut contraint par le Covid-19... Autant de thèmes qui n'étaient bien sûr pas dans les intentions initiales de Gontcharov... Mais c'est la force des grandes oeuvres que d'échapper à leur auteur. Et d'offrir à chaque époque un terrain fécond.


On pourrait poursuivre longtemps l'analyse tant j'ai l'impression de n'avoir qu'effleuré ce que recèle ce trésor. Mais cette critique est déjà longue, et le lecteur très peu Oblomovien d'aujourd'hui m'aura probablement déjà quitté... Concluons.


A la fois léger et profond, travaillé par la folie comme les œuvres de Dostoïevski (un peu moins quand même), souvent drôle (plus que Dostoïevski), Oblomov est un très grand roman. Comment l’ai-je découvert ? Grâce à SC ! En consultant les œuvres préférées de mes éclaireurs. Un processus éclairant – qui serait très incomplet pour mes abonnés puisque mon panthéon personnel date à 80% d’avant mon inscription sur SC : tous les Dostoïevski, Proust, Kafka, Albert Cohen… Merci en tout cas à San Felice pour cette découverte, à laquelle je vais m’empresser de donner un écho le plus large possible. Sans procrastiner davantage.

Jduvi
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le 6 nov. 2021

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